Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

La bataille de Crécy dans l’Histoire et dans l’histoire…

Comparaison des sources et des écrits du chroniqueur médiéval Jean Froissart avec le récit de Ken Follett dans Un monde sans fin

« L’Histoire est un roman qui a été, le roman est l’histoire qui aurait pu être » (les frères Goncourt, 1861).

Enseigner l’Histoire aux jeunes aujourd’hui, c’est peut-être faire face aux stéréotypes et représentations que ceux-ci peuvent en avoir. Le cinéma, la télévision, la bande dessinée et les romans dits historiques véhiculent entre autres bon nombre d’images auxquelles le public est confronté, plus ou moins démuni d’esprit scientifique et critique face à elles. Il y a quelques mois étaient diffusés sur des chaînes publiques de télévision belge et française les épisodes de la série britannique Les piliers de la terre. Cette série est une adaptation relativement fidèle du roman éponyme de Ken Follett. Best-seller publié en 1989 dans de multiples langues, Les piliers de la terre voit la parution de son « petit frère » presque vingt ans plus tard : l’auteur publie la « suite » Un monde sans fin en 2007. « Suite » entre guillemets parce que si l’intrigue se déroule dans la même ville de Kingsbridge et si les protagonistes sont les descendants de Tom le Bâtisseur, Jack et Aliena, les héros du premier volet, nous voilà transportés quelque deux siècles plus tard. Si ce n’est par des allusions au XIIe siècle, le rapport direct entre les deux romans s’arrête là.

Un roman, une série, voilà qui est plus facilement connu du grand public que des faits historiques précis. Mais les représentations mises en avant via ces différents canaux reflètent-elles réellement un contenu historique ? Les media peuvent-ils servir de bonne publicité à l’Histoire ? Peuvent-ils se révéler en être une certaine vulgarisation ? L’histoire peut-elle servir l’Histoire ? N’est-elle pas un moyen de rendre attractive une approche du passé ? « Est-ce donc vraiment grâce à la fiction que l’histoire se fait mieux connaître, ou, à l’inverse, n’est-ce pas plutôt par le truchement de l’histoire que le mythe s’empare d’autant mieux du lecteur ? »i

Toutes ces questions, nous les avons soulevées à travers la problématique de notre mémoire de master. Et c’est précisément l’analyse d’un épisode précis du roman Un monde sans fin de Ken Follett qui a été le point d’ancrage de notre recherche. Etudier la bataille de Crécy (1346), aube de la Guerre de Cent Ans, à travers une mise en parallèle des sources médiévales et de la narration de Ken Follett permet de discerner le degré d’historicité de ce chapitre du roman et de savoir s’il est possible ou non d’utiliser un extrait de l’écrit de l’auteur britannique pour illustrer des aspects de l’Histoire médiévale.

Après une rapide remise en place des contexte romanesque et historique entourant les évènements de Crécy, nous présenterons la source médiévale principale de notre comparaison avant d’en arriver à un résumé de nos points d’analyse autour de quatre thématiques. Enfin se profilera un résumé de nos conclusions.

Le contexte romanesque : l’intrigue d’Un monde sans fin

« 1327. Quatre enfants sont les témoins d’une poursuite meurtrière dans les bois : un chevalier tue deux soldats au service de la reine, avant d’enfouir dans le sol une lettre mystérieuse, dont le secret pourrait mettre en danger la couronne d’Angleterre. Ce jour lie à jamais leurs sorts… L’architecte de génie, la voleuse éprise de liberté, la femme idéaliste, le moine dévoré par l’ambition… Mus par la foi, l’amour et la haine, le goût du pouvoir ou la soif de vengeance, chacun devra se battre pour accomplir sa destinée dans un monde en pleine mutation – secoué par les guerres, terrassé par les famines, et ravagé par la peste noire. »ii

Le roman de Ken Follett, autour des vies de ses quatre personnages principaux, va balayer le sombre XIVe siècle en n’abordant rien de moins que les ravages de la peste, les connaissances médicinales médiévales, la Guerre de Cent Ans, la féodalité, la violence, l’architecture, le commerce, la religion, les comportements, émotions et sentiments humains… Vaste programme dans lequel est plongé le lecteur à travers un peu plus d’un millier de pages.

L’épisode qui nous intéresse dans ce cas précis est celui du traitement de la bataille de Crécy, vue à travers les yeux du prétendant chevalier Ralph Fitzgerald et de la nonne Caris, de part et d’autre du champ de bataille et dans des fonctions bien différentes : le belligérant belliqueux d’un côté, l’infirmière horrifiée par tant de violence de l’autre. Ralph est parti en France pour se battre aux côtés de son suzerain, le comte de Shiring, et il espère y gagner le titre de noblesse qu’il convoite grâce à de hauts faits d’armes. Caris, quant à elle, est en Normandie car elle est lzncée à la poursuite de l’évêque Richard, son supérieur, dans le but d’obtenir du prélat qu’il règle différentes querelles intestines qui agitent l’abbaye de Kingsbridge, dont elle fait partie. L’évêque a embarqué avec son roi, Édouard III. Chemin faisant, Caris, accompagnée par une autre religieuse, finit par rattraper l’armée française, elle-même à la poursuite de l’armée anglaise qui remonte vers le Nord, vers la Somme, vers Crécy-en-Ponthieu…

Le contexte historique : la bataille de Crécy (1346), un épisode de la Guerre de Cent Ans

Des causes profondes avec le remariage entre Aliénor d’Aquitaine et Henri Plantagenêt, futur roi d’Angleterre et qui devient par cette union vassal du roi de France, avec les conflits opposant pendant de longues années Capétiens et Plantagenêts, les traités, les variations des frontières, la guerre de Saint-Sardos… jusqu’aux causes plus proches avec l’avènement d’Edouard III et les conflits qui se poursuivent autour de la Guyenne, la question écossaise, la révolte des Flamands, etc., les germes de ce que les historiens vont appeler la Guerre de Cent Ans à partir du XIXe siècle prennent racine.

Dans cette atmosphère plus que tendue de luttes territoriales et de manifestations de la complexité du système des relations vassaliques, arrivent les problèmes dynastiques et de succession. Philippe IV le Bel a quatre enfants. Ses trois fils sont mariés et sa fille Isabelle a épousé Edouard II d’Angleterre. A la mort de Philippe le Bel, c’est donc son fils ainé Louis X le Hutin qui lui succède, puis son fils Jean Ier, né après la mort de Louis X mais qui ne vit que cinq jours. C’est donc Philippe V le Long, frère de Louis X et oncle de Jean Ier, qui reprend la couronne, puis après lui son frère Charles IV le Bel, Philippe V n’ayant pas laissé de fils. A la mort de Charles IV, qui n’a lui non plus pas de descendance, se disputent alors le trône Edouard III, fils d’Isabelle et petit-fils de Philippe le Bel, et Philippe de Valois, fils de Charles de Valois, neveu de Philippe le Bel, cousin germain de Louis X, Philippe V, Charles IV et Isabelle. Si Philippe de Valois est finalement sacré à Reims en 1328, qu’il devient Philippe VI et si Edouard III se voit contraint de lui prêter l’hommage pour la Guyenne, l’idée d’une guerre se précise de plus en plus dans les esprits et elle finira par éclater à la Toussaint 1337…

Une source médiévale : les Chroniques de Jean Froissart. Brèves considérations historiographiques.

A côté d’une historiographie « classique » contemporaineayant permis de cerner le contexte historiqueiii ou le contexte entourant la production de media traitant de l’Histoire de manière générale (cinéma, BD, romans)iv, nous avons utilisé des sources médiévalesv pour mener à bien notre comparaison entre l’extrait de Ken Follett et les connaissances qu’il nous reste aujourd’hui des faits historiques. Et parmi elles en particulier, les écrits d’un chroniqueur contemporain de la guerre de Cent Ans : les Chroniques de Jean Froissart.

Ecrites en plusieurs livres et en différentes versions modifiées au cours des années par l’auteur selon les sphères d’influence dans lesquelles il gravitait à l’époque, les Chroniques s’inscrivent dans le contexte de l’historiographie « médiévale dans la perspective du christianisme »vi. Même si nous ne sommes plus, au XIVe siècle, dans une Histoire écrite dans une perspective exclusivement chrétienne comme cela a pu être le cas quelques siècles auparavant, c’est toujours dans une perspective d’influence religieuse que sont produits les écrits mais les chroniqueurs et les mémorialistes comme Froissart produisent des récits donnant « une vision plus contrastée et plus hétérogène des événements »vii.

Comme déjà évoqué ci-dessus, la valeur historique de tels textes est variable. En effet, les productions sont toujours à examiner parallèlement aux « mécénats » dont bénéficient les auteurs : ils dépendent de protecteurs de manière plus ou moins étroite et doivent défendre leurs intérêts. Jean Froissart, né à Valenciennes vers 1337, rejoint l’entourage de Philippa de Hainaut, fille du comte, dès 1361 et part avec elle en Angleterre lorsqu’elle épouse Edouard III. A la mort de sa protectrice en 1369, il revient de l’autre côté de la Manche pour se placer sous l’influence de différents grands personnages : Wenceslas de Brabant, Robert de Namur, Guy de Blois, Aubert de Bavière, Guillaume de Hainaut. Les premières versions des Chroniques seront donc clairement placées dans une mouvance pro-anglaise, tandis qu’il les remaniera dans la deuxième partie de sa vie selon ses amitiés françaises. Le livre I des Chroniques, celui qui nous intéresse puisqu’il retrace les premières années de la guerre de Cent Ans, a notamment subi différentes réécritures. La question de la datation des différentes versions reste aujourd’hui extrêmement épineuse et délicateviii mais il faut cependant rester conscient d’une évolution certaine de l’esprit sous-jacent au texte…

Jean Froissart est « un conteur pour le meilleur et pour le pire »ix : il donne une multiplicité d’informations « dans un style chatoyant sur les milieux du XIVe siècle [où] le pittoresque et le sensationnel [côtoient] le brillant » mais ne livre aucune réflexion ou analyse des heurs et malheurs de son époque. « Le bruit de l’histoire lui en a caché le sens ». Pour Froissart, seuls les grands personnages et hommes d’actions sont des témoins valables des évènements mais il manque cruellement d’esprit critique. Malgré cela, la richesse de ses informations reste impressionnante : il a voyagé, enquêté, multiplié les contacts et interrogé des témoinsx

For today, they were safe. Résumé et extraits d’une analyse.

Une première thématique : l’itinéraire d’Edouard III sur le sol français

L’itinéraire qu’a parcouru Edouard III avec son armée entre son débarquement à Saint Vaast-la-Hougue (Cotentin) et son arrivée à Crécy-en-Ponthieu a fait l’objet de nos premières investigations. Parti de Portsmouth, le roi d’Angleterre arrive en France en juillet 1346. Ken Follett ne manque pas de le mentionner mais élude le fait que si le débarquement a lieu à Saint-Vaast, et non pas en Guyenne ou en Bretagne, c’est sans doute sur les bons conseils de Geoffroy d’Harcourt. Celui-ci est un seigneur normand exilé outre-Manche, connaissant bien son pays, les atouts de ses places fortes et leurs faiblesses, les chemins et les routes… Si Jean Froissart mentionne son existence tout comme Follett, le vieux chroniqueur est seul à expliquer le rôle que le noble a peut-être joué dans le choix de la destination d’Edouard III.

La chevauchée des Anglais peut être examinée en mettant en parallèle les informations présentes chez Froissart (et complétées plus encore grâce à d’autres sources, principalement anglaises : chroniques, lettres, rapports, comptes, etc.) et les informations fournies par Ken Follett. Jean Froissart cite plus de 36 noms de lieux par lesquels auraient transité les troupes anglaises. Grâce à d’autres sources précédemment évoquées, on connait encore une trentaine de leurs lieux de passage supplémentaires. Ce qui permet de dresser un itinéraire relativement précis le long de la côte avant de faire un crochet par la région parisienne pour remonter ensuite vers le Nord et la Somme. A noter que l’armée entière n’a peut-être pas exploré toutes ces contrées, étant divisée en contingents. Il faut garder à l’esprit qu’une telle armée ne se déplaçait pas de manière parfaitement linéaire et compacte. Ken Follett quant à lui, étant donné qu’il passe du point de vue de Caris à celui de Ralph (et donc de l’armée anglaise) à plusieurs reprises, fait plusieurs ellipses : il ne cite que le départ depuis Saint Vaast, Barfleur, Rouen et Abbeville avant l’arrivée à Crécy-en-Ponthieu. Cela permet tout de même au lecteur de se faire une idée sur le chemin suivi par les Anglais, dans ses très grandes lignes.

Le passage de la découverte du gué de la Blanchetaque, qui permettra aux Anglais de traverser la Somme au prix d’une escarmouche, est raconté aussi bien par Froissart que par Follett, mais aucun historien ne pourrait accorder du crédit à l’un plus qu’à l’autre : cet épisode répond dans les deux cas à un souci de narration pour captiver le lecteur, fort éloigné d’une quelconque vérité historique.

Enfin, durant le voyage d’Edouard III et ses hommes de la Normandie à la Somme, les pratiques des armées (comportements, violences…) et le suivi de la flotte anglaise par la côte reflètent une réelle cohérence entre les écrits de Froissart et la manière dont les rapporte Ken Follett.

Une deuxième thématique : les forces en présence

Différents points ont permis une comparaison entre l’Histoire et l’histoire dans le cadre de cette thématique : les forces en présence avant la bataille comme pendant les combats, leur importance, le bilan humain au terme des affrontements, la composition des armées, leur organisation. Aucune différence marquante n’a été relevée entre les propos du chroniqueur et du romancier, si ce n’est qu’une fois de plus et comme le veut la trame de son récit, Follett est souvent beaucoup plus succinct en termes de détails techniques. Les besoins de l’intrigue sont tels qu’on ne peut le blâmer de ne pas distiller plus avant des considérations trop poussées.

Une troisième thématique : le déroulement de la bataille

Vendredi 25 août 1346. Après près de deux mois de chevauchée depuis le débarquement à Saint-Vaast, les troupes anglaises arrivent dans la région du Ponthieu. Les Français quant à eux étaient stationnés dans la région d’Abbeville et approchent maintenant eux aussi de Crécy. La confrontation est imminente. L’atmosphère de préparatifs dans les deux camps n’est pas du tout présente dans Un monde sans fin. Si Ken Follett suit à ce moment de l’histoire les faits et gestes de Caris, la nonne bientôt transformée en infirmière côté français, il ne décrit pas la préparation à la guerre à quelques heures de la bataille.

Par contre, Ken Follett nous livre, à travers le personnage de Ralph Fitzgerald, le portrait saisissant du chevalier médiéval et des caractères qui lui sont propres. C’est une illustration d’un élément d’Histoire des mentalités. L’état d’esprit qui anime Ralph, son attitude au combat, son courage, le désir qu’il manifeste de gravir les échelons de l’échelle féodale à tout prix, tout révèle en lui le stéréotype du parfait chevalier. Il réunit toutes les qualités nécessaires alors pour prétendre à ce titre. Cette représentation rassemble en un personnage presque tous les topos du genre mais en dresse un portrait qui reste généralement réaliste.

Une fois les hostilités engagées le samedi 26 août 1346, Follett décrit avec une précision historique les postions des armées. En regardant le schéma de celles-ci établit par des historiens contemporains grâce aux différentes sources, et notamment le récit de Jean Froissart bien sûr, le texte de Follett mis en regard pourrait presque lui servir de légende.

Enfin, moment narratif fort du roman, nous sommes immergés au cœur du combat aux côtés de Ralph. A travers ses pensées et la description de sa situation, Ken Follett fait vivre à son lecteur le déroulement de la bataille de manière réaliste, mais en mettant particulièrement l’accent sur les évènements se prêtant bien à la peinture d’une fresque impressionnante : charges, tirs, bannières flottant au vent, hommes et bêtes pourfendus, coups de lames, cohue…

Une quatrième thématique : l’armement

Follett n’a sans doute pu se contenter de Froissart pour réunir des informations sur l’armement médiéval, tant celui-ci est lacunaire sur ce point. On y retrouve à peine la mention (sans description) de quelques armes et, dans une seule des versions de son texte, une évocation de l’utilisation d’artillerie à poudre. Il ne faut pas hésiter à s’ouvrir à d’autres sources que les Chroniques pour pouvoir entériner les propos de Follett, qui lui est relativement disert sur la question : les écrits de l’historien Philippe Contamine par exemple illustrent bien le genre de travaux auxquels Ken Follett a dû avoir accès pour se documenter sur l’artillerie, les archers, la poudre, l’équipement des gens de pied… Une fois encore, le passage de ses dires aux cribles des travaux historiques se révèle positif.

Conclusions

Un monde sans fin, un roman documenté et scientifiquement parrainé

Au terme de l’étude comparative, il est évident que Ken Follett s’est bien documenté pour l’écriture de son roman. Un souci de crédibilité entourant l’atmosphère, les pratiques sociales, les comportements, les déplacements en terme de temps comme de lieux, les équipements, les faits, se dégage de tout l’épisode racontant les évènements de Crécy. Jean Froissart a plus que certainement servi de source à l’auteur gallois, il est flagrant tout au long de l’analyse que le chroniqueur médiéval a servi plus que d’inspiration à son « héritier ».

De plus, à la fin de son ouvrage, Ken Follett adresse de nombreux remerciements. En introduction à ceux-ci, il témoigne sa gratitude à ses trois principaux consultants historiques. Le premier est le professeur Samuel Kline Cohn, spécialiste d’Histoire médiévale qui enseigne, entre autres thèmes, l’histoire de la Renaissance en Italie, l’histoire de la famine et l’histoire de la guerre à la University of Glasgow. Le deuxième est Geoffrey Hindley, co-président de la Society for the History of Medieval Technology and Science. Le troisième n’est autre que Marylin Livingstone, co-auteur avec Morgen Witzel de l’ouvrage The Road To Crécy. The English Invasion of France 1346. Au vu des compétences de ces scientifiques, et particulièrement de Livingstone puisqu’elle est spécialiste des faits qui nous intéressent, on ne peut s’étonner que Ken Follett ait offert à ses lecteurs un cadre historique correct, réaliste et cohérent, autant sans doute que cela était possible en respectant les exigences et modalités propres à la trame narrative du roman.

L’opinion publique et l’ « opinion » de l’historien

Dès sa sortie, Un monde sans finWorld without end pour l’édition originale sortie en 2007 – a rencontré un grand succès auprès de l’opinion publique. Sa sortie était d’autant plus attendue que son « prédécesseur » Les piliers de la terre s’était vendu avec un succès phénoménal quelques vingt ans auparavant. En 2007 donc, la sortie d’Un monde sans fin est couverte par tous les grands quotidiens anglophones qui en publient des reviewsxi. La critique autant que le public accueille ce nouvel ouvrage avec enthousiasme. En témoigne la liste des best-sellers du New York Times, ou encore les mots de différents reviewers : Diana Gabaldon le qualifie « d’édifice aussi bien construit et solide que le pont de Merthin » tandis que Mark Lawson parle de triomphe au sein « d’une société pauvre en temps et riche en media [de] voir le succès populaire et commercial d’un livre long et dense ». L’opinion publique est donc plus que positive.

Passons finalement à l’ « opinion » de l’historien. Encore qu’il soit inconvenant de parler d’opinion dans le cas de l’historien, si l’on s’en tient au sens premier du mot désignant une « manière de penser, de juger »xii, avec une nuance d’intervention de l’esprit qui admet une possibilité d’erreur. Non pas que l’historien ne puisse pas faire d’erreurs évidemment, il reste humain et par là toujours subjectif dans son raisonnement. Il tend cependant à s’approcher de la plus grande objectivité possible, « cette inaccessible étoile » comme le chanterait Jacques Brel… Et il essaye de tendre vers cette objectivité grâce à une méthodologie stricte, une heuristique précise et l’application de la critique historique. Il n’est pas question d’avis personnel mais d’un travail méthodique d’analyse de sources, de recherches de « preuves » pour les affirmations ou les thèses qu’il se permet d’avancer. N’oublions pas les mots d’Emile Zola : un historien est investi d’une grave responsabilité, qui ne l’autorise ni à « déranger un fait, ni à changer un caractère, sans encourir le terrible reproche de calomniateur »xiii

L’opinion historique est finalement aussi enthousiaste, ou presque, que l’opinion publique. Considérer que le roman historique de Ken Follett est parfait est une erreur. Il demeure parfois dans son récit une part de stéréotypes et beaucoup d’ellipses. Mais c’est peut-être « chercher la petite bête », comme le dit l’expression populaire quand, au terme de plus d’une centaine de pages d’analyses, ce sont les seuls points négatifs que nous pouvons relever. D’autant plus que ces points ne sont réellement négatifs que du point de vue de l’Histoire seule. Encore faut-il tenir compte, comme nous l’avons plusieurs fois souligné, que dans « roman historique », il y a aussi le mot « roman » et que cela implique des qualités nécessaires parfois difficilement compatibles avec les exigences de la discipline scientifique. Le roman de Ken Follett propose au grand public une vision d’un épisode du Moyen Âge bien documentée, ancrant dans l’esprit de son lecteur une représentation réaliste de ces siècles éloignés et, en cela, nous pouvons parler d’une forme de vulgarisation de l’Histoire à travers l’histoire.

Remarque : Le présent article se veut être une suggestion d’une problématique qui pourrait être exploitée dans l’enseignement secondaire : analyse d’une thématique précise grâce à la lecture d’un extrait de Ken Follett, panorama de la bataille, illustration de la guerre de Cent Ans, critique historique appliquée à un roman grand public que les élèves ont peut-être lus… Il est un résumé fort succinct d’une étude de longue haleine présentant en détails les points que nous avons évoqués ci-dessus. De nombreux schémas, cartes, tableaux, photos… et toutes les citations des textes originaux exploités sont disponibles dans notre mémoire de master, lui-même disponible à la Bibliothèque générale de Sciences humaines de l’UCL (Louvain-la-Neuve).

i Singler (C.), Le roman historique contemporain en Amérique latine. Entre mythe et ironie, L’Harmattan, Paris, 1993, quatrième de couverture.

ii Quatrième de couverture d’Un monde sans fin pour son édition française chez Robert Laffont (2008).

iii Inutile de préciser que l’étude de la guerre au Moyen-Âge et la guerre de Cent Ans a engendré de multiples travaux. A noter peut-être plus particulièrement les ouvrages de référence de Contamine (P.), La guerre au Moyen Âge, 6e éd., Presses Universitaires de France, Paris, 2003 (coll. Nouvelle Clio. L’Histoire et ses problèmes), de Favier (J.), La guerre de Cent Ans, Fayard, Paris, 1980, de Minois (G.), La guerre de Cent Ans. Naissance de deux nations, Perrin, Paris, 2008 (coll. Tempus).

iv Quelques références bibliographiques (liste non exhaustive) : Strips. Een evocatie van de middeleeuwen, Peeters, Leuven, 2000 ; Amy de la Bretèque (F.), L’imaginaire médiéval dans le cinéma occidental, Honoré Champion, Paris, 2004 (coll. Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge, 70) ; Gengembre (G.), Le roman historique, Klincksieck, Paris, 2006 (coll. 50 questions) ; Vindt (G.) et Giraud (N.), Les grands romans historiques, Bordas, Paris, 1991.

v Grâce à une édition de textes pour les Chroniques de Jean Froissart : Froissart (J.), Chroniques, livres I et II, éd. Ainsworth (P.F.) et Diller (G.T.), Paris, 2001 (Lettres Gothiques). Grâce aux citations dans de nombreux travaux, notamment : Ayton (A.) et Preston (P.), The battle of Crécy, 1346, Woodbridge, The Boydell Press, 2005 et Livingstone (M.) et Witzel (M.), The road to Crécy. The English Invasion of France 1346, Pearson Education, Harlow, 2005.

vi Bizière (J.M.) et Vayssière (P.), Histoire et historiens. Antiquité, Moyen Âge, France moderne et contemporaine, Hachette supérieur, Paris, 1995, p. 52.

vii Ibidem, p. 71.

viii Voir sur ce point dans notre mémoire « Les Chroniques et leurs éditions ou l’épineuse question de la datation », point qui présente rapidement les différents manuscrits existants et les polémiques qui agitent le monde scientifique pour leur datation.

ix Bizière (J.M.) et Vayssière (P.), op. cit., p.71.

x Les Chroniques de Jean Froissart s’inspire notamment fortement des Chroniques du chanoine du chapitre Saint-Lambert de Liège Jean le Bel, un témoin direct. Le « maître » se situe dans la même mouvance historiographique du temps que son « disciple » : la priorité est à la narration plutôt qu’à l’explication.

xi Diana Gabaldon dans le Washington Post le 14 octobre 2007, Mark Lawson dans The Guardian le 13 octobre 2007, Roger Perkins dans The Telegraph (s.d.), Melinda Bargreen dans le Seattle Times (s.d.), Bill Greenwell dans The Independent le 26 octobre 2007…

xii Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2008, Le Robert, Paris, 2008.

xiii Lettre d’Emile Zola à son éditeur, lors de la publication de Mystères de Marseilles. 1867.

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