Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

L’agrégation, sanctionnant la formation des professeurs de l’enseignement secondaire et/ou supérieur français hérité de l’Ancien régime puis de l’ère napoléonienne, a longtemps incarné l’érudition libérale consentie à une étroite minorité. Depuis la décennie 1880, la « maîtrise », diplôme sanctionnant un an de recherche historique sur archives, initia les futurs agrégés à la critique des sources. Leur tête, pour être bien faite, devait être bien pleine, d’éléments constitutifs divers. Le PCF, renforcé à la Libération par son rôle dans les combats ouvriers de l’avant-guerre et de la Résistance, fit voter à l’arraché en novembre 1946 le statut de la fonction publique (Maurice Thorez), garant de l’indépendance intellectuelle des enseignants-fonctionnaires. Le marxisme universitaire progressa un peu après avoir été cantonné avant-guerre à la chaire d’histoire de la Révolution d’Albert Mathiez (1926-1932) puis Georges Lefebvre (1937) à la Sorbonne. On ne pouvait, dans les années 1960-1970, comprendre la révolution française de 1848, classée en « histoire contemporaine », sans lire Les luttes de classes en France de Karl Marx.

La traduction d’historiens étrangers et l’essor de l’enseignement des langues vivantes élargirent le champ hexagonal et, après les interdits de Guerre froide, même l’historiographie soviétique devint partiellement accessible. Le très droitier moderniste de la Sorbonne Roland Mousnier niait l’existence des classes sous l’Ancien régime mais devait ferrailler contre l’incontournable travail de Boris Porchnev sur Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, publié à Moscou en 1948, traduit en 1963. Les agrégatifs devaient connaître les thèses contradictoires des spécialistes des questions au programme, français et étrangers, un niveau correct d’érudition préservant des écueils de l’idéologie. Le risque croissait certes avec la thèse d’État qui « cataloguait » les impétrants, mais il était limité par le rapport des forces général qui assurait l’équilibre entre les règles méthodologiques et la pression idéologique mandarinale. Les professeurs d’université, passés par la thèse d’État, réactionnaires tant par origine sociale que par statut privilégié, ne pouvaient tout imposer aux titulaires de moindre rang, plus nombreux, les maîtres-assistants, d’humeur plus « démocratique » et massivement syndiqués. Dans les revues, colloques et bibliographies coexistaient les désaccords.

La droitisation-européanisation des dernières décennies a balayé la double exigence du haut niveau scientifique et de l’esprit critique. En 1983, les manuels d’histoire du secondaire, dirigés par les professeurs d’université congrus, reflétèrent « le nouveau regard des historiens », leur « conversion » spectaculaire à « l’antisoviétisme » et au « pro-américanisme ». Cette « volte-face intellectuelle » de l’histoire contemporaine1, seule enseignée dans les deux dernières années du secondaire, se généralisa. Ainsi furent menées à bien les opérations politiques, déguisées en entreprises historiques, confiées à des historiens du CNRS et de l’EHESS (à l’histoire très « américaine » et antimarxiste) et non de l’université, mère de l’agrégation : le moderniste François Furet (Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, 1995), puis son « associé » en antimarxisme, le contemporanéiste Stéphane Courtois (Le Livre noir du communisme : Crimes, terreur, répression, 1999). La droite, d’origine (René Rémond) ou d’évolution (Jacques Marseille), a rétabli son hégémonie sur les manuels, du secondaire au supérieur. Le très droitier Institut d’études politiques de Paris, si apprécié de l’inspection générale, influença les méthodes, manuels et programmes d’histoire contemporaine.

L’université, privée de ressources publiques alors même que l’effectif des chercheurs et des étudiants explosait, se soumit de plus en plus 1° aux donneurs d’ordres officiels instituant des « missions » et « commissions » avec conclusion incluse dans l’objectif de « recherche »; 2° aux groupes économiques, privés, publics et « européens », finançant en permanence une « histoire d’entreprise » balayant celle des rapports sociaux; 3° aux fonds « européens » alimentant colloques et travaux « europtimistes » et monocolores se jouant des normes archivistiques. Des mandarins bénéficiaires de ces prébendes participèrent à la vaste offensive consécutive contre les archives (qui s’ouvraient) et leurs utilisateurs : ils ont loué puisèrent leur histoire des « entrepreneurs » ou de l’appareil d’État aux déclarations des élites concernées, ridiculisant les sources originales et les médiocres « positivistes » qui s’y fiaient trop. Le relativisme historique s’adapta comme par miracle au primat, décrété par les accords de Lisbonne et de Stockholm (mars 2000 et mars 2001), des « compétences » sur l’acquisition des connaissances : pourquoi encombrer d’un vain fatras érudit le cerveau d’une jeunesse en quête d’« employabilité »?

Les questions au programme de l’agrégation (et du CAPES, concours de recrutement du secondaire créé en 1950) en histoire du 20e siècle (en Contemporaine, 19e et 20e siècles alternent tous les deux ans) s’inspirèrent d’impératifs de propagande. Les concepteurs et la bibliographie « officielle »  toujours publiée par la revue corporative Historiens et Géographes – du sujet de 2003-2005 « Les sociétés, la guerre et la paix en Europe, Russie et URSS, États-Unis et Japon, 1911-1946 » cautionnèrent l’identité entre Fascisme et communisme (titre d’un essai de Furet et Ernst Nolte, devenu chef de file du pangermanisme après avoir généré « la querelle des historiens » allemands de 1986). En 2007-2009, « Penser et construire l’Europe de 1919 à 1992 (hors des expériences propres au monde communiste) » fut choisi pour expier le NON français au référendum sur la constitution européenne de mai 2005 et convaincre les candidats et leur futur (énorme) public du miracle « européen » né de la « chute [de] l’URSS et] du Mur » : une telle « pédagogie » assurerait un vote plus sûr que celui des « analphabètes » rétifs à la casse « européenne ». Conforme à l’unilatéralisme triomphant, la bibliographie « officielle », œuvre d’anciens thésards de Robert Frank et Gérard Bossuat, « européistes » militants concepteurs du sujet, mua en grands historiens les hôtes des colloques « européens » publiés par les « Offices des publications officielles des Communautés européennes »; sa liste courte dite « prioritaire », seule consultée par les étudiants (sinon par leurs enseignants), bannit tout courant dissident, s’érigeant en modèle de pensée unique. Les manuels, bonne affaire commerciale, s’alignent toujours sur ces prescriptions2.

Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7.

1 Diana Pinto, « L’Amérique dans les livres d’histoire et de géographie des classes terminales françaises », Historiens et Géographes, n° 303, mars 1985, p. 611-620.

2 Allusions explicitées, Annie Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Le temps des cerises, 2012.

 

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