Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7

Allusions explicitées : Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, 2010 (2e édition); De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, 2008; Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), 2010 (2e édition); Industriels et banquiers français sous l’Occupation, 2013, Paris, Armand Colin, et L’intégration européenne de la France. La tutelle de l’Allemagne et des États-Unis, 2007, Pantin, Le temps des cerises.

 

Le grand capital français, incarné par la triade Banque de France (1802), Comité des houillères (1851), Comité des Forges (1864), prit l’habitude, depuis 1815, de s’adresser à l’étranger pour régler non seulement ses problèmes économiques mais ses rapports avec sa propre population. Il hésita, avant la Première Guerre mondiale, entre compromis et affrontement avec son vainqueur prussien de 1870, dut se résoudre au conflit et opta vu son déroulement pour une « politique dure ». Maître de l’État en temps de guerre comme de paix, il dicta à ses auxiliaires politiques les clauses de l’armistice de Rethondes (le premier) puis du traité de Versailles : il rêvait alors de supplanter le Reich sur le plan industriel, piliers chimique et sidérurgique en tête.

Ces objectifs se heurtèrent à la puissance conservée par le Reich et aux buts de guerre américains en Europe, qui impliquaient de libérer le vaincu de l’entrave de « réparations » profitables aux concurrents britanniques et français. Le Comité des Forges et ses pairs, après avoir opté pour la poigne, occupation de la Ruhr de 1923 incluse, admirent leur échec et décidèrent de « s’arranger » avec les deux plus forts, Américains et Allemands. Ainsi s’amorça une union à visées économico-sociales et politiques : maximisation des profits, en accord commercial et financier avec les partenaires obligés et par verrouillage des salaires, renforcé à deux (ou à plusieurs); usage des moyens politiques permettant d’obtenir l’adhésion, de gré ou de force, des populations à un tel programme. « L’Apaisement », qui installa la France dans l’ère « européenne » d’hégémonie germano-américaine, commença donc avec le Plan Dawes, supposé régler (liquider) la question des « réparations allemandes », et son « expression politique », les accords de Locarno (1924-1925).

Le symbole le plus fort de cette intégration débutante fut la création, le 30 septembre 1926, du « cartel international de l’acier ». L’ancêtre direct de la Communauté européenne du charbon et de l’acier consacra la supériorité écrasante du Reich, appelé à court terme à représenter 47% du total des quotas de production (40,45% jusqu’au plébiscite sarrois de 1935), et voua ses partenaires à la portion congrue : France (31,8%), Belgique (12,57), Luxembourg (8,55). En pratique, il jouit en permanence de la majorité absolue des quotas. Le cartel germano-franco-suisse de la chimie de 1927 afficha plus encore son hégémonie retrouvée. La chimie bâloise étant en partie une filiale de la jeune IG Farben (fondée à l’automne 1925) et pour le reste peu rétive à la tutelle allemande, les parts respectives au Conseil du cartel  6 Allemands, 3 « Suisses » et 2 Français (Kuhlmann) sur 11 membres – et la clause d’éviction de la France des marchés extérieurs illustraient le fiasco des ambitions de 1918-1919. On comprend que, dans le lancement du « Plan Schuman », les milieux informés aient discrètement célébré le retour bénit des « cartels [d’]avant la guerre », en pleine exaltation publique de l’œuvre de paix et de prospérité des « pères [chrétiens] de l’Europe » : Saint Schuman – ex-leader de l’Action catholique mosellane, volet lorrain du fascisme clérical de la dynastie Wendel, secrétaire d’État du premier gouvernement Pétain (17 juin 1940) ayant échoué à entrer dans le second malgré son vote des pleins pouvoirs à Pétain le 10, volontairement rentré ensuite en Moselle réannexée où il détruisit soigneusement ses archives personnelles, inéligible après la Libération  et Saint Adenauer – symbole de la droite du Zentrum tôt ralliée à l’entrée des hitlériens au gouvernement.

La crise des années 1930 aggrava la vieille concurrence entre Europe et États-Unis, dictant pour une bonne décennie le choix de Berlin contre Washington, alors que pro-américanisme et progermanisme avaient fusionné à l’époque locarnienne. Le grand capital français emprunta alors la voie « continentale », qui triompha sous l’Occupation, phase « européenne » la plus aboutie (à cette date) de l’histoire française : fusion de capitaux, cartels, franchise fiscale, concentration forcenée par élimination des rivaux, tant juifs qu’« aryens » (second aspect encore plus mal connu que le premier), guerre sociale, menée avec une efficacité redoublée par la collaboration policière franco-allemande. Il ne manquait plus que « la monnaie européenne commune », requise du maître allemand par la haute banque française dès l’été 1941. Triompha alors la formule « européenne » une alouette (française)-un cheval (allemand). Mais, comme le vainqueur avait fait, au service de l’économie de guerre allemande, grandement prospérer les affaires du noyau le plus concentré du capital financier et l’avait sérieusement aidé à réduire de 50% le salaire réel des ouvriers et employés français, l’alouette fut grasse. La mort du Blitzkrieg dans les plaines russes, dès l’été 1941 aussi, compromit le plan d’une victoire allemande. Il fallut donc préparer la transition vers la solution européenne contemporaine, que mettraient forcément en œuvre les États-Unis : à nouveau vainqueurs en 1945 mais beaucoup plus puissants qu’en 1918 ils appliqueraient au Vieux Continent très affaibli le programme extérieur de Roosevelt mieux qu’ils n’avaient pu imposer les 14 Points (identiques) de Wilson.

Les résistances nationales au modèle d’un vaste marché européen librement ouvert aux surplus commerciaux et de capitaux des États-Unis, avec tutelle allemande renouvelée sur « l’Europe » (l’Allemagne demeurant leur partenaire-pivot) firent un peu tarder le miracle : les populations, notamment en France, répugnaient à ce que le Reich (ou sa « zone occidentale ») fût dégagé par Washington des stigmates de sa défaite de mai 1945, y compris en matière de production industrielle et d’interdits militaires, et tenu pour « partenaire » plus égal que la France rétrogradée par sa débâcle de 1940. Mais en 1950, la propagande quotidienne avait déjà transformé Schuman, Adenauer et leurs homologues en résistants à l’hitlérisme et garants d’une paix et d’une prospérité éternelles, et leur CECA en certificat de décès du Comité des Forges (et de son homologue allemand) et de l’acier militaire et cher. Un jour après le fameux discours de Schuman du 9 mai 1950, les hauts fonctionnaires français planifièrent la suppression de 25% du personnel des mines du Nord, trop peu « compétitives » et rentables. Ils ne cessèrent dès lors d’annoncer que le « dumping social » triompherait dans les meilleurs délais : cette précision chronologique indispensable qualifie le refrain de la propagande européiste sur « l’Europe sociale » et sa récente dérive par rapport au noble projet de ses « Pères ». À partir de 1953, date d’entrée en vigueur de la CECA, ils constatèrent avec philosophie (nombre d’entre eux pantoufleraient ensuite dans les groupes bancaires et industriels de leur milieu d’origine) que le cours de l’acier, au lieu de baisser sous l’effet de la « concurrence », comme il avait été annoncé aux six premiers peuples « européens » bénéficiaires de l’aubaine, flambait d’emblée; et ils annoncèrent que la flambée continuerait, vu la drastique concentration du capital monopoliste prévue.

La propagande européiste avait d’emblée transformé le résultat de la vieille influence exercée sur la grande bourgeoisie française par ses tuteurs étrangers allemands et américains en impératif politico-idéologique d’Europe unie : le péril soviétique, très supérieur au péril allemand chrétien et civilisé, aurait forcé ses victimes occidentales potentielles à se regrouper sous la houlette politico-militaire des États-Unis et de l’Église romaine. Novation des 30 dernières années, l’école et l’université ont donné caution scientifique aux mythes « europtimistes » que balaie la moindre consultation d’archives. Les enseignants sont désormais tenus par les instructions ministérielles et les manuels d’accréditer la légende pieuse de « l’Europe » que l’institut d’études politiques de Paris, traditionnel formateur des élites dirigeantes mais aussi nouveau guide de l’histoire contemporaine, a répandue depuis la décennie 1950 via un corps d’enseignants aussi attachés au double tutorat américain et allemand que les André Siegfried (conseiller national de Pétain en 1941) de l’école libre des Sciences politiques d’avant-guerre. On mesure le déficit scientifique de l’histoire officielle de la construction européenne en confrontant aux fonds consultables les travaux apologétiques de feu Pierre Gerbet et les dithyrambes que cette geste européiste a inspirés à l’occasion de la réédition posthume (2009, année de son décès) de sa Construction de l’Europe (1983), bréviaire des agrégés et certifiés de 2007-20091.

1 http://irice.univ-paris1.fr/spip.php?article588; contrainte « européiste » sur les enseignants, mon article « L’agrégation d’histoire, de la sélection érudite à la sélection idéologique ».

 

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