Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

Article paru dans Points Critiques (mensuel de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique – UPJB), hors série en hommage à Maxime Steinberg, mars 2012, pp. 8 à 11

Michel Staszewski

J’entends parfois dire que la Deuxième Guerre mondiale ne serait plus guère étudiée dans les écoles secondaires ou que, face à l’opposition de certains jeunes pétris de préjugés antisémites et/ou séduits par des thèses négationnistes, des professeurs d’histoire renonceraient à aborder en classe la question du sort réservé aux juifs par les nazis et leurs complices durant la Seconde Guerre mondiale.

Je n’en sais rien moi-même et, à ma connaissance, il n’existe aucune étude permettant de confirmer ou de quantifier ces affirmations. Je me contenterai donc ici, après avoir indiqué brièvement ce que stipulent la législation et la règlementation en vigueur, de témoigner de ma propre pratique en la matière et des conceptions pédagogiques qui la motivent.

Le contexte institutionnel de l’enseignement secondaire en Belgique francophone

Dans l’enseignement général et technique de transition, deux périodes hebdomadaires de cinquante minutes sont consacrées au cours d’histoire. L’enseignement technique de qualification ne bénéficie le plus souvent, pour ce cours, que de cinquante minutes par semaine. Les élèves de l’enseignement professionnel sont quant à eux le plus souvent privés de tout cours d’histoire.

Le décret de la Communauté française de Belgique qui définit pour les écoles de tous les réseaux les « compétences terminales » en histoire pour l’enseignement général et technique de transition stipule que « la finalité fondamentale du cours d’histoire est d’aider le jeune à se situer dans la société et à la comprendre afin d’y devenir un acteur à part entière ». Ces compétences sont déclinées en apprentissages de savoir-faire, d’attitudes intellectuelles et de savoirs conceptuels. Parmi les dix-huit « outils conceptuels » mentionnés, figurent « les principales caractéristiques d’une idéologie ou d’un système autoritaire ». Le décret définit également vingt-cinq « moments-clés » qui sont des « passages obligés ». Parmi eux : « Totalitarismes, autoritarismes et démocraties ».

Si les programmes découlent de ce décret, leur contenu varie cependant selon les réseaux d’enseignement. C’est ainsi qu’en rapport avec notre sujet, pour l’enseignement général et technique de transition, on trouve dans le programme de l’enseignement organisé par le Ministère de la Communauté française, pour les classes de cinquième année, la « matière » suivante : « Univers concentrationnaire et génocide ». Et dans le programme de l’enseignement catholique, pour les classes de sixième : « la seconde guerre mondiale et l’univers concentrationnaire».

Le judéocide dans mes cours

J’enseigne l’histoire dans un athénée d’un quartier populaire de la région bruxelloise. Sa population scolaire est très multiculturelle, à dominante « arabo-musulmane » ; mais elle comprend aussi des élèves d’origines européennes très diverses, subsaharienne, turque, kurde, arménienne, araméenne, iranienne, indienne, pakistanaise, etc., ainsi que « belgo-belge ».

J’introduis l’histoire de la persécution des juifs par les nazis et leurs complices en sixième année dans le cadre plus général d’un cours consacré à l’étude de l’extrême droite dans l’Entre-deux-guerres (avec une place prépondérante pour l’étude du nazisme et de l’Etat nazi) et d’un cours sur la Deuxième Guerre mondiale. Le génocide des juifs est étudié en tant qu’aboutissement de la politique antisémite de l’Etat nazi, dans le contexte de la Deuxième Guerre mondiale. Cette partie du cours s’appuie principalement sur l’étude d’extraits du « Mein Kampf » d’Adolf Hitler et d’autres textes nazis, ainsi que sur l’émission télévisée « La race des Seigneurs » (de la Série « Le siècle des hommes ») qui retrace l’évolution de la politique raciale de l’Etat nazi, non seulement à l’encontre des juifs mais aussi des handicapés mentaux et physiques et des Tsiganes. S’ajoutent généralement à cela soit une rencontre avec un(e) ancien(ne) résistant(e) rescapé(e) des camps de la mort (ils sont malheureusement de plus en plus rares), soit une visite au camp de concentration de Breendonk et au Musée de la déportation et de la résistance de Malines.

Réticences et préjugés

Chaque année, à l’occasion d’analyses de textes nazis antisémites, les propos ou écrits de certains élèves témoignent de leurs préjugés à l’encontre des juifs : ils donnent a priori raison à ces textes dans lesquels les juifs sont décrits comme riches, puissants, unis et organisés dans le but de dominer le monde.

Certains expriment parfois des réticences quand est abordé la persécution des juifs et le judéocide : « Pourquoi encore en parler ? » « On en parle trop ! » « Y a pas qu’eux ! ».

D’autres ou les mêmes apparaissent influencés par les thèses négationnistes et/ou s’indignent face à la mise hors-la-loi des auteurs négationnistes.

Considérer l’expression de préjugés antisémites comme des opportunités pédagogiques

Je suis un enseignant constructiviste[1]. Ceci implique que je considère qu’on apprend à partir de et contre ce qu’on sait déjà ou ce qu’on croit savoir. Pour les constructivistes, apprendre c’est se transformer : c’est déconstruire sa représentation mentale initiale d’un objet de savoir pour en construire une nouvelle, plus en accord avec les données scientifiques en la matière. Je considère donc l’expression des réticences et préjugés des élèves comme des opportunités pédagogiques. Voilà pourquoi, pour pouvoir les combattre, j’en favorise l’explicitation.

Un atout à cet égard est le fait que je sois juif moi-même, ce que je ne manque pas de rappeler pour ceux des élèves qui l’auraient oublié. Je le fais pour amener les élèves à mettre leur représentation DU juif  à l’épreuve de la réalité d’UN juif que, pour la plupart, ils fréquentent dans le cadre scolaire depuis au moins deux années.

Je profite également d’une autre opportunité : le caractère multiculturel des groupes d’élèves qui me sont confiés. Car beaucoup d’entre eux vivent au jour le jour, y compris au sein de leur école et de leur classe, les conséquences pénibles des préjugés négatifs que nourrissent à leur égard des personnes appartenant à d’autres communautés que celle dont ils sont issus. Et, comme chacun d’entre nous,  ils nourrissent eux-mêmes toutes sortes de préjugés à l’encontre de membres de communautés qu’ils connaissent mal. Le fait que le cours consacré à l’étude des mouvements et partis de type fasciste dans l’Entre-deux-guerres soit immédiatement suivi d’une comparaison avec les idées diffusées par l’extrême droite actuelle favorise leur implication personnelle et donc leur prise de conscience de la mécanique raciste.

L’expression, en classe, de préjugés antisémites devient ainsi l’occasion d’un travail de fond sur le racisme, très impliquant pour les élèves.

En parle-t-on trop ?

Que nous indique le fait que des élèves rechignent au départ à s’intéresser aux persécutions dont les juifs ont été victimes en Europe dans les années 1930 et 1940 en disant qu’« on en parle trop » ?

Principalement deux choses selon mon expérience :

–        « On en parle trop ! », parfois suivi de « Y a pas qu’eux ! », révèle un sentiment sous-jacent que les élèves expriment plus ou moins clairement si on leur en donne l’occasion : pourquoi les médias et l’Ecole consacrent-ils tant de place à ces persécutions passées et s’intéressent-ils si peu aux discriminations dont nous souffrons (en tant que noirs, arabes, musulmans, pauvres,…). Pour pouvoir s’intéresser à la souffrance de l’Autre, j’ai besoin qu’on reconnaisse la mienne.
–        Ces paroles peuvent aussi parfois s’expliquer par le fait que certains élèves particulièrement sensibles à la cause palestinienne ont conscience du fait que les dirigeants israéliens et leurs soutiens extérieurs instrumentalisent l’antisémitisme (en exagérant souvent l’importance de ses manifestations actuelles) et la mémoire du judéocide pour justifier la politique discriminatoire menée à l’égard des Palestiniens.

Comment contrecarrer l’influence des idées négationnistes ?[2]

Dans l’espace francophone, les discours et écrits négationnistes et, tout particulièrement, les idées contenues dans le livre de Roger Garaudy, « Les mythes fondateurs de la politique israélienne »[3] connaissent un incontestable succès auprès d’un certain nombre de jeunes musulmans. Comment l’expliquer ?

Au travers des médias de masse, dont les informations privilégient le plus souvent les aspects les plus violents de ce conflit au détriment des analyses, le conflit israélo-palestinien apparaît généralement comme une guerre opposant deux ethnies, voire les adeptes de deux religions. Il en résulte que nombre de jeunes musulmans et plus encore ceux qui se sentent liés à la culture arabo-musulmane, ont spontanément tendance à se sentir particulièrement concernés par ce drame et à prendre parti pour leurs « frères » palestiniens opprimés  par « les juifs ». Et quand des auteurs développent la thèse d’un complot international visant à légitimer, au nom d’un génocide « inventé », une politique vécue par ces jeunes comme profondément injuste, il n’est pas étonnant qu’ils réussissent à séduire un certain nombre d’entre eux, scandalisés par l’impunité dont bénéficie sans cesse l’« Etat des juifs ».

Comment dès lors combattre efficacement ce fantasme ?

En 1995, le Parlement fédéral belge a adopté une loi qui permet de condamner en justice quiconque « nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la deuxième guerre mondiale ».

Je considère cette loi comme liberticide parce qu’elle donne le pouvoir aux juges de restreindre la liberté scientifique des historiens. J’estime qu’un juge n’a pas à déterminer « où cessent le caractère scientifique de la recherche et le souci d’objectivité dans l’information ». Je rejoins en cela les dix-neuf  historiens français, (rejoints par des centaines d’autres) qui ont créé en décembre 2005 l’association «  Liberté pour l’histoire », en publiant un manifeste dans lequel on trouve la prise de position suivante : « L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ».[4]

Mais je voudrais surtout insister ici sur les effets anti-pédagogiques d’une telle loi.

Tout d’abord elle permet aux négationnistes poursuivis en justice d’endosser, avec un indéniable succès, le rôle de martyrs, victimes d’une « chasse aux sorcières ».

Elle contribue aussi à renforcer auprès de certains jeunes la croyance, fruit de leurs préjugés, en un complot visant à cacher la vérité « au profit des sionistes » voire « des juifs ».

Pire encore, tout individu séduit par des discours ou des écrits négationnistes et qui exprimerait son accord avec de telles idées en présence de témoins est, du fait de cette loi, susceptible d’être poursuivi en justice.[5] Cette stigmatisation est un obstacle sérieux à toute action pédagogique car elle est de nature à diviser sur cette question, de manière manichéenne, les gens en deux camps : les « bons » (qui seraient exempts de préjugés racistes et non tentés par les thèses négationnistes) et les « mauvais » (d’irrécupérables racistes, admirateurs du Troisième Reich). Ce qui devrait logiquement entraîner le refus des enseignants de débattre avec ces « hors-la-loi » et le refus des jeunes ainsi stigmatisés de dialoguer avec ceux qui les considèrent comme des délinquants et non pas comme des personnes qui seraient dans l’erreur, du fait de leur ignorance et de leurs préjugés.

J’estime que l’attitude qui consiste à stigmatiser ceux qui expriment leur adhésion aux thèses négationnistes tout en refusant de dialoguer avec eux quand l’occasion se présente ne contribue pas à lutter contre ce type de préjugés mais, au contraire, à les ancrer en eux. 

Pour combattre efficacement les idées négationnistes, il est nécessaire de distinguer les quelques producteurs de ces idées (leurs auteurs) de ceux, beaucoup plus nombreux, qui, du fait de leurs préjugés, sont séduits par ces idées. Car s’il est sans doute vain d’envisager une action éducative vis-à-vis de personnes qui ont fait de ces thèses leur (ou un de leurs) « fonds de commerce », je peux témoigner du fait que les préjugés des nombreuses personnes qui ont à un moment été séduites par ces idées peuvent être combattus efficacement par une action éducative. Dans le cadre scolaire, il suffit pour cela :

1° comme pour les préjugés de type antisémite, de permettre l’expression en classe de questions ou d’affirmations témoignant de l’intérêt ou de l’attrait pour les thèses négationnistes, sans porter de jugement sur les élèves qui les expriment ;

2° de faire au besoin, avec les élèves, l’analyse d’extraits de textes négationnistes pour leur permettre de comprendre comment ces discours sont construits et les préjugés qu’ils trahissent ;

3°  de fournir aux élèves ou, mieux, de leur faire chercher par eux-mêmes les réponses aux questions qu’ils se posent sur la réalité du judéocide au moyen de documents de toutes sortes (écrits, photos, films, objets authentiques), de témoignages (vivants ou enregistrés), de visites.

4° d’accueillir positivement tout questionnement des élèves suscité par l’une ou l’autre des activités réalisées dans le cadre de ce cours. Exemples : des questions portant sur d’autres génocides ou d’autres formes de discrimination.

 Pour conclure

J’enseigne l’histoire et en particulier le thème du judéocide depuis plus de trente-cinq ans. L’approche pédagogique que je viens de décrire porte chaque année ses fruits malgré les réticences et préjugés que certains jeunes manifestent au départ. Toutes les questions et objections exprimées par les élèves sont accueillies sans tabou et sans jugement, traitées dans une approche historienne (recherche, analyse et critique des diverses sources d’information) et soumises au débat. Plus les élèves reçoivent des réponses argumentées à leurs questions, plus ils reçoivent des informations quant à la réalité de la politique raciste du 3e Reich, plus ils éprouvent de l’empathie pour les victimes et plus ils se sentent concernés étant pour la plupart eux-mêmes victimes de préjugés et de discriminations.

Michel Staszewski          Janvier 2012

[1] Cf. REY, B. et STASZEWSKI, M., Enseigner l’histoire aux adolescents. Démarches socio-constructivistes, de Boeck, 2010 (2e édition).

[2] J’ai traité ce sujet de manière plus approfondie dans « Combattre le négationnisme… oui, mais Comment » in Mrax-info n° 178, mai-juin 2007, pp. 8 à 11  (disponible à l’adresse http://www.mrax.be/IMG/Mraxinfo_178.pdf)

[3] Publié en 1995 aux éditions de la Vieille Taupe. Roger Garaudy appuie habilement son propos sur d’innombrables citations, le plus souvent sorties de leur contexte, n’hésitant pas à en dénaturer le sens et à tirer d’abusives conclusions générales à partir de l’un ou l’autre cas particulier. Pour plus de détails concernant les procédés utilisés par les auteurs d’écrits négationnistes, lire, par exemple, STEINBERG, M. Les yeux du témoin et le regard du borgne. L’histoire face au révisionnisme, Les éditions du cerf, Paris, 1990 ou le site Internet   « Pratique de l’histoire et dévoiements négationnistes » (http://www.phdn.org/).

[4]  Le texte complet de ce manifeste est disponible sur le site de l’association « Liberté pour l’histoire  »   (http://www.lph-asso.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=2&Itemid=13&lang=fr)

[5] En vertu de l’article 444 du code pénal qui prévoit les cas où la loi de 1995 s’applique.

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