Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

1. Comment s’établissent les programmes ?

Avant de penser programmes, il faut aujourd’hui penser « référentiel ». En effet, le paysage scolaire de la Belgique est composé de différents réseaux à qui est reconnue la liberté des orientations méthodologiques (Pacte scolaire de 1959), mais si ces réseaux rédigent les programmes de cours qui seront appliqués au sein de leurs établissements scolaires, , ils doivent pour être appliqués, être approuvés par le/la Ministre de l’enseignement selon des critères précis et prévus par la loi.
Un des critères principaux est bien entendu l’adéquation entre les programmes du réseau et les « référentiels » interréseaux car si les réseaux disent le « comment », c’est au pouvoir politique qui, en amont, dit le « quoi ».
Ces référentiels s’établissent, depuis le décret Missions du 24 juillet 1997, en concertation avec le monde de l’enseignement : la commission qui les rédige comprend des inspecteurs, des conseillers pédagogiques, des représentants des différents réseaux issus du milieu académique, des Hautes-Ecoles ou scolaire (leur nombre est proportionnel au nombre d’élèves scolarisés au sein des réseaux) et des représentants du « Pilotage », lesquels sont les garants du respect du cahier de charge élaboré par le Cabinet ministériel.
Des professeurs d’université spécialisés dans la didactique de la matière concernée peuvent faire partie de ces commissions mais, personnellement, je n’y ai jamais été invitée pour les programmes d’histoire, bien que j’aie enseigné la didactique de l’histoire pendant 15 ans à l’ULB. J’ignore donc quels sont les critères de choix de ces membres des commissions.

Une fois les « référentiels » votés, des groupes de travail se mettent en place au sein des différents réseaux. Ils ont la charge de transcrire dans un programme le référentiel. Ils peuvent être constitués de conseillers pédagogiques, de représentants des Hautes-Ecoles et d’universités, d’enseignants…

Mais l’histoire n’est pas une matière comme les autres. Elle est hautement politique et donc, à certains moments, ses programmes ont été modifiés unilatéralement par un ministre. Ainsi, en 1983, le ministre libéral Tromont avait décidé que, pour la rentrée, les programmes, qu’il trouvait trop centrés sur l’économie et les équilibres mondiaux, devaient être « démarxisés ». Les professeurs d’histoire en avaient donc trouvé un « nouveau » (en fait celui de 1948 légèrement modifié) dans leur casier à leur retour de vacances, ce qui allait entraîner de nombreuses réactions, même au niveau du Parlement.

Mais ces coups de force ne sont plus de rigueur et aujourd’hui les référentiels d’histoire sont plutôt le résultat de longues négociations. Ils n’insèrent souvent les nouveaux thèmes et les nouvelles recherches qu’avec un retard certain et avec prudence : la présence d’un sujet dans le cours d’histoire le légitime. Il faut donc prendre toutes précautions pour ne pas introduire à la légère un chapitre qui serait par la suite remis en cause, et le passé récent est généralement évité.

2. La pression des lobbys

Beaucoup de groupes estiment que leur histoire est insuffisamment prise en compte par les référentiels et donc par les programmes d’histoire.

Les femmes, par exemple, ont pris la mesure de leur absence des cours, programmes et manuels d’histoire et ont fini par composer des livres de « compléments » pour que soit envisagée l’histoire des femmes comme celle des hommes.

De leur côté, les descendants des migrants demandent depuis près de quarante ans que les circonstances des immigrations ouvrières du XXe siècle soient insérées dans les programmes d’histoire. Le Conseil de la Jeunesse, lui aussi, a adressé une note en ce sens à la Ministre de l’enseignement. En vain ! La seule insertion de l’histoire de l’immigration a été récemment obtenue pour l’enseignement professionnel et technique… Même si aujourd’hui la majorité des élèves bruxellois, et une large frange des élèves de Wallonie, proviennent de l’immigration.

Dans d’autres pays, ce sont les peuples autochtones qui présentent ces mêmes revendications à une part d’histoire ; en Belgique, ce sont les anciens colonisés qui considèrent que l’enseignement de la colonisation belge est insuffisant (même si la colonisation et la décolonisation sont des concepts-clés du programme). À la suite d’une récente table-ronde initiée par le Musée de Tervuren, une note préconisant le renforcement de cet enseignement a été rédigée pour la Ministre, Marie-Martine Schyns

Les Arméniens, par ailleurs, aimeraient que les programmes insèrent obligatoirement leur génocide au même titre que celui des Juifs. Les homosexuels voudraient aussi – comme les Témoins de Jéhovah – qu’on évoque les persécutions qu’ils ont subies pendant le nazisme.

Ces demandes sont sans aucun doute fondées et légitimes mais est-il possible que le cours d’histoire les rencontre toutes ? Et si non, selon quels critères retenir les unes et pas les autres sans déclencher une concurrence victimaire ? Le cours d’histoire a en tous cas des exigences auxquelles tout nouveau thème doit obligatoirement répondre.

3. Les exigences méthodologiques du cours d’histoire

Le cours d’histoire s’attache à comprendre des faits du passé, à en identifier les auteurs et à en dégager les causes proches et lointaines. Pour ce faire, il doit se baser sur des sources diversifiées, des archives librement accessibles et confronter les points de vue antagonistes.
Ces conditions sont-elles réunies pour un passé récent et en particulier pour le génocide des Tutsis ?
Si les faits sont indéniables (le génocide a bien eu lieu, même si les sinistres décomptes peuvent diverger), comment peut-on, alors que les familles sont encore éprouvées et des mutilés vivants, sereinement « confronter les points de vue » ? Peut-on se baser essentiellement sur des traces mémorielles dont on sait qu’elles sont réélaborées indéfiniment alors que l’accès libre aux archives, notamment françaises, n’est pas garanti ? Quel usage politique va-t-on faire de cette « mémoire » ?

On voudrait que toute leçon d’histoire fasse sens et bien sûr qu’une séquence de leçons d’histoire, basée sur la tragédie ruandaise débouche sur une leçon de morale stimulant l’empathie pour les victimes, leur redonnant un visage pour les retrouver êtres humains au-delà des chiffres, et mettant l’accent sur la responsabilité de chacun. Mais n’est-ce pas dépasser le rôle du cours d’histoire ?
La prudence est de rigueur si la démarche historique ne peut être menée dans toute sa précision et la Mission française d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, présidée par Vincent DUCLERT, et nommée en octobre 2016 par la ministre de l’Éducation nationale Najat VALLAUD-BELKACEM n’a pas encore précisé si ces conditions sont réunies pour une telle étude du génocide des Tutsis.

4. Des possibilités tout de même

Les heures d’histoire sont rares et non extensibles. Au contraire même, le « Pacte d’excellence » menace de réduction la plage horaire consacrée à l’histoire. Il faudra, si on introduit de nouvelles matières dans le programme d’histoire, en supprimer d’autres. Le choix sera douloureux et le risque est de privilégier les thèmes qui sont soutenus par un lobbying efficace ou dont on pourra faire un usage public ou politique.
Mais, dans l’état actuel des programmes qui laissent une large autonomie au professeur, il serait possible pour un enseignant d’aborder le génocide des Tutsis à deux niveaux.

Pour l’enseignement général et technique de transition, il est prévu dans le chapitre « Le monde de 1945 à aujourd’hui » du programme de 6e, un contenu obligatoire intitulé « La situation géopolitique dans le monde et le rôle des organisations internationales ». La situation d’apprentissage proposée est la suivante : À l’occasion de l’analyse d’une crise politique, économique…. dans le monde, les élèves retracent sa dimension historique. Ils recherchent éventuellement les voies empruntées par la communauté internationale pour tenter de résoudre les conflits et les éléments sur lesquels se fonde la sécurité internationale : la force, le droit,…
Le génocide des Tutsis pourrait être cette « crise » en question. Les concepts mobilisables sont ici « démocratie/système autoritaire, stratification sociale, crise, colonisation/décolonisation », en choisissant un ou deux concepts au choix.
Pour l’enseignement professionnel et technique par contre, il serait difficile d’introduire ce sujet dans le programme. Il y a bien un moment-clé au 3e degré qui s’intitule « Guerres mondiales, montée des totalitarismes et génocides » qui aurait pu ouvrir la porte au génocide ruandais mais il serait difficile d’articuler guerres mondiales et génocide ruandais. Le génocide dont l’étude est suggérée est évidemment celui des Juifs, dans l’idée des concepteurs du référentiel puisque « shoah » apparaît explicitement dans les repères temporels.
De toute façon, les professeurs sont tenus à ce moment du programme, de travailler la montée des totalitarismes, l’URSS, la montée des totalitarismes et l’Allemagne nazie.
Une autre éventualité serait possible : comme le professeur doit inscrire un thème d’aujourd’hui dans une perspective historique, il pourrait partir du génocide au Ruanda pour ensuite se plonger dans le passé et aborder le génocide juif ? Mais traiter du génocide au Ruanda en une seule période de cours est-ce bien raisonnable ?

On pourrait aussi imaginer que la tragédie ruandaise soit un nouveau langage pour parler des génocides et serve d’antidote à la lassitude des élèves d’entendre parler régulièrement des mêmes sujets. Mais ce serait peut-être déterrer une hache de guerre et déclencher une concurrence victimaire indécente que personne ne souhaite.

En conclusion, l’introduction systématique et obligatoire du génocide des Tutsis dans les programmes d’histoire belge n’est pas impossible mais plutôt improbable.
Mais, ce qui a pu se produire après leur massacre n’est en tout cas pas de nature à disqualifier a priori les Tutsis d’entrer dans l’histoire transmise par l’école et qui peut enseigner comment, à diverses époques et en divers lieux, se construit un ennemi de l’intérieur, une « race » ennemie.

Béatrice MASSINON et Anne MORELLI

Categories: Actualité, Programmes

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