Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

Article paru dans « Eduquer » n° 133 (nov. 2017), pp. 12 à 14.

 

Le contenu du programme scolaire de chimie n’intéresse bien évidemment que quelques chimistes et il en est de même pour d’autres sciences « dures » comme les mathématiques ou la physique dont les programmes intéressent rarement d’autres que les tenants de ces disciplines.
Au contraire, si on évoque les cours d’histoire du secondaire ou même du primaire, chacun a un avis tranché : il faudrait ajouter tel chapitre, retrancher tel autre, accorder plus (ou moins) de place à un phénomène, ne plus parler de tel personnage…
L’histoire étant considérée comme un « récit », n’importe qui pourrait intervenir dans sa composition.

Très souvent les journalistes eux-mêmes pratiquent cet exercice.
Mais sur quoi se basent-ils ? Rares sont ceux qui consultent ces « programmes » (j’emploie ce mot qui n’appartient pas au jargon didactique actuel mais que tous comprennent), pourtant facilement accessibles, par exemple sur le site d’« Histoire et enseignement », Association belge des professeurs d’histoire francophones . Ils découvriraient ainsi que le cours d’histoire dont ils parlent… n’existe plus depuis 50 ans !
À la fin des années ’60, le cours d’histoire a été complètement dépoussiéré de ses scories nationalistes et a, pour l’enseignement alors de l’État, sous la houlette de l’inspecteur René Van Santbergen, ouvert grandes ses portes à l’histoire du monde comme à l’histoire économique et sociale.
Une contre-réforme a voulu ensuite ramener le cours d’histoire vers ses traditions européo-centristes (voire belgo-centristes) qui voyaient aussi l’histoire comme celle des classes dominantes, masculines et blanches. L’opération n’a pu effacer complètement les rénovations entreprises et les cours d’histoire d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec l’histoire-bataille et l’histoire des rois que les contempteurs de ce cours se plaisent à mettre en avant, de manière totalement anachronique. De même que beaucoup pensent encore que le cours d’histoire doit être mémorisé, selon le récit du professeur…

Mais le cours d’histoire n’a pas cessé d’être un enjeu politique. Au début du XXe siècle l’historien liégeois Godefroid Kurth le voyait comme un utile instrument pour inculquer à la jeunesse le respect du roi, de la patrie et de dieu et l’éloigner de l’athéisme et de la Révolution .
Plus tard il fut le véhicule du patriotisme anti-« boches » qui transmettait les figures héroïques de Gabrielle Petit, du caporal Trézignies ou de l’ éclusier Cogge.
Le XXIe siècle n’est pas davantage exempt de projets politiques qui entendent se servir du cours d’histoire pour faire passer leur message.

 

Le cours d’histoire au centre de la guerre des lobbys

Chaque groupe humain surévalue l’intérêt et l’importance de son histoire. Il estime donc qu’elle devrait être enseignée à tous. Les cours d’histoire sont ainsi sollicités pour transmettre des messages divers et parfois contradictoires. Si l’histoire sociale est bien présente dans les programmes de 5ème secondaire du « qualifiant » (lisez l’enseignement technique et professionnel) à travers 11 périodes de cours sur 25 intitulées « Acquis sociaux et politiques », les petits commerçants pourraient se plaindre que leur rôle économique soit à peine esquissé, à l’ombre des conquêtes sociales des travailleurs salariés…
L’Europe veut transmettre l’histoire de sa construction. Les Juifs ont obtenu que le judéocide soit obligatoirement enseigné, mais les prisonniers politiques qui ont été déportés, exploités, maltraités, fusillés, peuvent relever qu’Auschwitz a de ce fait éclipsé Buchenwald et que leur tragédie est devenue secondaire.
De même les Tsiganes, les homosexuels ou les Témoins de Jéhovah revendiquent pour leur drame une place dans les manuels.
Dans ce concours victimaire, les Arméniens peuvent aussi revendiquer des massacres massifs dignes certainement de figurer dans les cours d’histoire. Quant au génocide ruandais (terme géographiquement objectif mais à prohiber selon les Tutsis qui cherchent à imposer le terme « génocide des Tutsis au Ruanda »), le nombre de morts qu’il a engendrés doit également le hisser aux premières places des drames du XXe siècle.
Les « victimes » peuvent aussi être les femmes ou les citoyens d’origine étrangère, lassés de ne pas se retrouver dans les cours d’histoire.
Pour chaque groupe, un lobby est à l’œuvre pour se tailler une place dans l’enseignement de l’histoire même si le cours ne peut être centré sur un palmarès des catastrophes.

 

Des revendications légitimes, une (trop ?) lente insertion dans les cours ?

J’ai personnellement participé aux efforts déployés par les femmes et les personnes d’origine étrangère pour voir « leur » histoire intégrer l’histoire générale. Non pas, comme le font certains manuel, en se débarrassant du problème par un chapitre annexe sur la conquête des droits des femmes ou sur les migrations, mais en insérant systématiquement ces deux problématiques dans tous les chapitres, de la préhistoire à nos jours.
Les femmes, additionnées aux citoyens d’origine étrangère, sont bien majoritaires dans la population mais très peu présentes dans les textes et encore moins dans l’iconographie proposée aux élèves.
L’exigence de parité n’a pas été rencontrée par les concepteurs de manuels et a donc justifié la création de recueils de sources parallèles, accordant aux femmes la place qui leur est due dans l’histoire. C’est ainsi qu’est né l’« anti-manuel » d’Eliane Gubin et Claudine Martissal .
Des initiatives semblables pourraient aussi naître pour traiter systématiquement des migrations. Le concept même de migration est aujourd’hui incontournable et figure parmi les concepts-clés du « référentiel » obligatoire pour tous, mais n’est pas proposé pour toutes les époques.

 

L’exemple de l’histoire coloniale

Le « colonialisme » et la « décolonisation » sont des concepts-clés des cours d’histoire actuels, au même titre que l’« impérialisme ».
Ils constituent des outils conceptuels obligatoires à traiter dans les différentes formes d’enseignement (général ou qualifiant) et dans tous les réseaux. Récemment le réseau de la Communauté française Wallonie-Bruxelles a précisé ses attentes pour le traitement de ce concept pour le qualifiant, ce qui n’a pas manqué de déclencher des réactions. Le programme, revu par des spécialistes universitaires, est accusé par des personnes se disant porte-paroles des victimes du colonialisme (!), de minimiser les crimes (les « exactions » dit le programme) du colonialisme, d’éviter les termes de « génocide » ou de « crime contre l’humanité », qui seuls conviendraient à l’action des Belges au Congo et d’opter pour le paternalisme en relevant le « sous-développement » du Congo après son Indépendance. Le nouveau programme aurait même dû suggérer aux Belges la repentance…
Il n’est bien sûr pas possible de rencontrer ces exigences. Pourquoi des élèves, qui dans beaucoup de classes n’ont même pas d’ancêtre belge et encore moins « colonisateur », devraient-ils se flageller et battre leur coulpe pour expier les crimes de la colonisation belge au Congo ? Mais, contrairement à ce que croient encore beaucoup de journalistes (et leurs lecteurs !), la colonisation belge au Congo est bien enseignée dans le secondaire et cet enseignement n’évite pas d’aborder ses aspects les plus sombres.
Dans le qualifiant, la colonisation est enseignée au deuxième degré (3e et 4e années) à raison de 11 périodes sur les 25 périodes annuelles consacrées à l’histoire. On ne peut pas dire, contrairement à ce qui se répète, que cette dimension de l’histoire soit évacuée, et dans son contenu on est loin du chapitre « Les bienfaits de la colonisation belge au Congo » qui semble avoir tellement frappé les journalistes qu’ils imaginent qu’il est encore enseigné avec cette idéologie colonialiste évidente.

 

Peut faire mieux

Le programme d’histoire n’est sûrement pas parfait mais doit naviguer entre des exigences diverses. Les professeurs d’histoire quant à eux, doivent affronter un dilemme. D’une part ils sont soumis à des demandes sociétales pressantes : c’est à eux par exemple que reviendrait d’enseigner aux jeunes l’adhésion à la démocratie et l’horreur du « totalitarisme » (un terme très controversé) à travers les exemples du passé…
Mais, simultanément, leur discipline a vu son nombre d’heures diminuer, surtout pour les futurs élèves « manuels », et sa spécificité même contestée.
On a vu, dans un projet pédagogique gouvernemental, – qui avait déjà créé le cours « de rien » -, la proposition d’insérer le cours d’histoire dans un ensemble si vaste qu’on pourrait cette fois l’appeler « cours de tout ».
Ceux qui enseignent l’histoire dans le primaire, le secondaire ou le degré inférier du secondaire ont une formation si peu poussée dans cette discipline qu’on les encadre toujours plus étroitement pour leur souffler ce qu’ils doivent précisément enseigner.

Il existe cependant d’excellents enseignants d’histoire : ils ne sacrifient pas les connaissances aux compétences, résistent aux modes et diktats pédagogiques du moment, pour construire avec leurs élèves des cours qui expliquent le présent par le passé collectif. Ils mobilisent activement leurs élèves et démarrent des réalités et préoccupations de la classe. Ils ne sont pas esclaves du programme mais tentent de resituer chaque élément de l’histoire locale dans un élargissement vers l’histoire du monde. Ces profs libres, travailleurs, créatifs et connectés à leurs élèves, les arment à travers l’histoire à penser un autre monde.
Les médias les ignorent et continuent à imaginer qu’ils ressemblent encore à ceux qui enseignaient – parfois avec une fougue admirable – Gabrielle Petit et les bienfaits de la colonisation belge au Congo !

 

Anne Morelli, historienne, professeure de l’ULB

 

Anne Morelli a mené pendant 20 ans sa carrière universitaire en parallèle avec l’enseignement de l’histoire dans les établissements scolaires bruxellois « à discrimination positive » (Saint-Gilles, Ixelles, Laeken, Bruxelles-ville).
Elle a été notamment titulaire à l’ULB des cours de « Didactique de l’histoire » et de « Pratique réflexive ».

Categories: Débats

Laisser un commentaire