Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

Par Michel Staszewski

 

Introduction

L’histoire récente est riche en crises révolutionnaires. Comme, par exemple, lors de la chute des régimes socialistes en Europe de l’Est à la fin des années 1980, des événements liés à la dislocation de la Yougoslavie dans les années 1990, des révolutions et tentatives de révolutions dans le monde arabe depuis 2010 ou de la situation de double pouvoir au Venezuela en 2019.

Mais l’actualité relativement brûlante en la matière n’est pas, selon moi, la raison principale qui justifie l’intérêt d’initier les adolescents à ce concept. Toute situation révolutionnaire comporte un moment de « double pouvoir », au cours duquel deux (voir plus) groupes s’affrontent, le plus souvent violemment, revendiquant chacun le même pouvoir politique et le déniant à l’autre (aux autres). Chacun de ces groupes (révolutionnaire ou contre-révolutionnaire) se présente comme le seul légitime, parce qu’il serait conforme à une volonté divine ou à un ordre des choses préalablement existant ou à un projet de société novateur et/ou parce qu’il serait soutenu par la majorité de la population (argument démocratique). Ainsi, en initiant les élèves, au travers d’exemples, au concept de crise révolutionnaire, on les amène à réfléchir à ce qui fonde la légitimité d’un pouvoir politique, au delà de la simple légalité existant avant que ne débute une crise révolutionnaire.

Contexte

Ce qui suit fait partie d’une suite d’activités que j’organisais avec les élèves de cinquième secondaire de l’enseignement général, sur le thème des révolutions russes de 1905 et 1917, à l’époque où le programme du réseau organisé par la Communauté française permettait de traiter des questions d’histoire du XXème siècle durant deux années scolaires complètes (avant 2000). L’ensemble de ces activités (durée : de six à huit périodes de cours) sont décrites aux pages 147 à 158 du livre que j’ai écrit avec Bernard REY « Enseigner l’histoire aux adolescents. démarches socio-constructivistes » (de Boeck, 2010).

La description qui suit concerne la partie de ce cours consacrée au travail du concept de crise révolutionnaire en analysant les périodes de double pouvoir s’étant développées d’une part entre les révolutions dites de février et d’octobre 1917 et d’autre part durant la guerre civile (1918-1921). Comme dit plus haut, il s’avère à l’usage que l’appropriation du concept complexe de double pouvoir ne peut se faire sans (re)travailler celui de pouvoir politique et de sa légitimité.

Cette partie du cours intervenait après un travail visant l’appropriation des concepts de capitalisme, de libéralisme politique et économique, de socialisme démocratique, de socialisme marxiste et de communisme (pp. 149 à 152) et l’analyse d’une synthèse historienne décrivant les périodes prérévolutionnaire et révolutionnaire, de la fin du XIXème siècle à la fin de la guerre civile (p. 153).

(1) Analyse de deux textes décrivant des situations de « double pouvoir »

(durée totale : 80 minutes)

Pour chacun des deux documents, ce travail se fait en trois phases :

1. préparation individuelle à domicile (au cahier) ;
2. mise en commun des propositions de réponses en sous-groupes de deux à quatre élèves ; chaque sous-groupe propose une réponse écrite à chaque question (ou plusieurs s’il y a désaccord) ;
3. en groupe-classe, lecture des réponses des différents groupes, question par question. Correction collective (mise à contribution d’un maximum d’élèves et du professeur).

Après avoir donné l’occasion à chacun de se confronter au problème à son rythme personnel de travail, la mise en commun des propositions de réponses aux questions, d’abord en sous-groupes puis en groupe-classe, va mettre les élèves en situation de conflit socio-cognitif pour leur permettre, par le biais de l’analyse de deux exemples précis, d’avancer dans la compréhension des concepts de réforme agraire (texte A), de soviet, de parti politique et de double pouvoir (textes A et B). La compréhension de ce qu’est une situation de double pouvoir (ou situation révolutionnaire) est essentielle pour l’appropriation du concept de révolution politique. Elle permet aussi d’approfondir la compréhension du concept plus général de pouvoir politique. Dans la pratique, beaucoup d’élèves éprouvent des difficultés à discriminer les concepts d’institution politique représentative (dont les soviets sont des exemples), et de parti politique. D’où l’intérêt de consacrer du temps à leur faire rechercher ce qui les différencie, en leur demandant de répondre, par exemple, à la question suivante : « En Russie, en 1917, des personnes membres de partis politiques différents pouvaient-elles être membres d’un même soviet au même moment ? » On peut aussi poser la question hors contexte : « Des personnes membres de partis politiques différents peuvent-elles participer en même temps au même gouvernement (ou au même parlement) ? »

Remarque : concernant ces deux textes, les élèves disposant de dictionnaires et le professeur voulant les encourager à les utiliser, ne leur fournit que les définitions des termes pour lesquels ils ne pourraient pas trouver de définition pertinente dans ces dictionnaires.

Texte A

 A la deuxième session du Grand Comité Agraire réuni en juillet 1917 à Petrograd, l’un des délégués de la province de Penza décrit la révolution :

              Imaginez la situation de notre province avec des paysans si pauvres qu’ils ont tout juste quelques sagènes par âme. Vous pouvez vous représenter ce qu’un  homme qui a, disons, trois enfants et sa femme à nourrir peut en tirer pour les faire vivre. Il n’est pas étonnant qu’avec un lot si modeste, le paysan ait songé, une fois la liberté proclamée, à améliorer son sort, non seulement du point de vue de sa dignité mais aussi du point de vue de ses conditions d’existence, puisque, au dire de tous, le grand responsable de son malheur, le tsarisme, était enfin abattu.
               C’est ainsi que, suivant les décisions de notre soviet régional du 15 mai, la paysannerie modifia le statut de la terre avant même que l’Assemblée constituante ne se réunisse et ne légitime ses décisions. (…) Et voilà comment toutes les terres des propriétaires, des villes, des monastères, des apanages, etc., passèrent sous la gestion du pouvoir local ; elles furent ensuite partagées par les différents comités entre les travailleurs nécessiteux. Voilà ce qu’est devenue la sacro-sainte propriété privée (…).
Evidemment, cela n’a pas plu à tout le monde. Cela a même déplu à ceux à qui cela portait un dommage matériel ou moral. Ainsi quand vous rencontrez un paysan, il ne s’incline plus jusqu’à terre. Il ne vous dit plus comme naguère : « pitié, Ivan Petrovitch ma famille meurt de faim, donnez-moi un demi déciatine. » Non, il ne s’incline plus et vous dit : « A propos, dites-moi, combien de déciatines pouvez-vous cultiver par vos propres moyens ? Et en tenant compte de vos enfants ? Passez à notre réunion, ce soir, nous y partagerons la terre que vous possédez. » Encore une fois, je vous assure que cela ne plaît pas aux propriétaires, non cela ne leur plaît pas. (Rires) Maintenant ces propriétaires font littéralement crouler les pouvoirs locaux et départementaux sous les plaintes, les menaces de poursuites, les lamentations. Ils voudraient vicier l’atmosphère, faire peur au gouvernement, le persuader que l’anarchie règne partout. Ils crient « au secours » et ne font rien d’autre.

Cité par M. FERRO, la révolution de 1917, t. II, Aubier ., 1976, pp. 197-198.
Extrait de BOUILLON, J. et SOHN, A.-M., 1900-1939. Histoire Première / XXe siècle, Bordas, Paris, 1982, p. 81.

Vocabulaire
Sagène : en Russie, mesure de longueur égale à 2,13 mètres / Assemblée constituante : institution de type parlementaire élue, en Russie, en novembre 2017. Elle était chargée de l’élaboration de la Constitution. elle sera dissoute dès le mois de janvier suivant, sur décision du Congrès des Soviets (Conseils).  / apanage : terre accordée par le Tsar à un membre de la noblesse / déciatine : en Russie, ancienne unité de surface équivalent à 109,25 ares.

Questions

1)   D’après le texte ci-dessus, qu’est-il advenu aux grandes propriétés de la province de Penza suite aux décisions du soviet régional prises le 15 mai 1917 ? Les grands propriétaires se sont-ils retrouvés sans terre ?   (réponses précises s.v.p.)

Ces questions permettent de faire réfléchir les élèves au concept de réforme agraire. La deuxième question a pour but d’inciter les élèves à aller plus loin que de simplement constater qu’il y a eu partage des terres : ils doivent s’intéresser aux critères de ce partage. Ce qui va permettre au professeur, lors de la correction collective, de mettre en évidence ce qui différencie une réforme agraire de type communiste de celles qui ont eu lieu dans certains Etats à économie capitaliste.

2)  Les propriétaires terriens portaient plainte auprès des pouvoirs locaux et départementaux.  Avaient-ils la loi pour eux ?
(développez votre réponse)

La confrontation des réponses proposées par les différents sous-groupes à cette question débouche presque toujours sur un débat qui est l’occasion de faire réfléchir à ce qu’est une situation de double pouvoir.

3)  En quoi ce texte témoigne-t-il d’une situation de double pouvoir ?

Cette dernière question approche le même concept, d’une manière plus directe. Elle est surtout intéressante pour amener les élèves à un début de théorisation du concept de double pouvoir.

Texte B

 Les soldats de la deuxième division des grenadiers de la Garde refusèrent, en juin 1917, de monter au front et passèrent en conseil de guerre. l’acte d’accusation retrace la vie des soldats durant les premiers mois de la révolution :

Le 13 mai, un nouveau comité était élu sur ces bases [officiers et soldats mêlés] : il comprenait un capitaine, deux lieutenants, un enseigne et trente-deux soldats.
A partir de ce moment, le comité commença à s’occuper aussi bien de la vie des membres du régiment que de toutes les affaires militaires sans exclure les questions opérationnelles. On en arriva à cette situation que pas une décision ne put être prise dans ce régiment sans l’accord du soviet. (…) Dzevaltovski était réélu président et, sur sa demande, le comité se donna le nom de soviet.
C’est vers cette époque [en avril 1917] que le lieutenant Dzevaltovski commença à déclarer ouvertement qu’il appartenait à la fraction bolchevik, tendance Lénine (…). Il se mit à organiser ce parti dans le régiment et multiplia les réunions réservées aux seuls membres de ce parti ; les autres ne pouvaient donc pas y assister, les officiers notamment. A ces réunions, il répétait que cette guerre était seulement une guerre bourgeoise et capitaliste, qu’elle était inutile au prolétariat, qu’il fallait y mettre fin par des négociations de paix.
Jusque là, il n’y avait pas eu de fraternisations avec les Allemands. Elles commencèrent dès le retour de Dzevaltovski de Petrograd. Il estimait que, grâce aux fraternisations, on pourrait converser avec l’adversaire, l’influencer, et bientôt mettre fin à la guerre. (…)
En outre, allant au-devant des doléances des soldats (…), Dzevaltovski exprimait ce sentiment, sensible aux masses incultes, que le gouvernement ne s’intéressait pas aux véritables intérêts de la population. Evoquant la question agraire, il disait qu’il fallait prendre la terre tout de suite.   (…)
Dans les meetings, on votait les propositions émises par le lieutenant Dzevaltovski. Il n’était pas possible de ne pas les prendre en considération ou de les combattre car aussitôt (…) la masse des soldats sifflait l’orateur et l’obligeait à quitter la tribune. (…)Toujours à l’unisson, le grenadier Chamson ne cessait d’intervenir contre les officiers, les traitant de bourgeois à qui l’offensive était profitable. Elle profitait également à Kerenski qui voulait ainsi (…) faire massacrer le prolétariat, favoriser la contre-révolution. (…)
Le 16 juin, on apprit que Kerenski allait bientôt arriver. La garde du régiment refusa de s’unir aux autres contingents et d’écouter le ministre. Ostensiblement, elle se plaça à trois cents pas des autres, demeura assise et malgré l’invitation réitérée du ministre, refusa de se rapprocher. A la prière du commandant, Kerenski se rendit lui-même auprès de grenadiers (…). Le lieutenant Dzevaltovski lui dit brutalement qu’on savait parfaitement ce qu’il allait dire, puisque la nature de ses propos était connue par les journaux. Il était donc parfaitement inutile qu’il se répète. On lui communiqua le texte d’une résolution qui l’invitait à se défaire de ses fonctions. La motion s’opposait également au déclenchement de l’offensive.

Cité par M. FERRO dans Le soldat russe en 1917, Annales E.S.C., janvier-février 1971.
Extrait de BOUILLON, J. et SOHN, A.-M., 1900-1939. Histoire Première / XXe siècle, Bordas, Paris, 1982, p. 81 et 83.

Vocabulaire : enseigne : sous-officier (grade l’armée inférieur à celui de lieutenant qui est lui-même inférieur à celui de capitaine) /  ostensiblement : pour être vu  / réitéré : répété  /  motion : proposition destinée à être votée dans le cadre d’une assemblée.

Questions

1)   Que nous apprend le texte ci-dessus concernant la manière dont les bolcheviks comptaient mettre fin à la guerre ?

Cette question a pour but de confronter les élèves très concrètement à l’antimilitarisme tel qu’il se manifesta durant la Première Guerre mondiale. Il est à noter que cette question met les élèves face à plusieurs difficultés : pour pouvoir y répondre valablement, ils devront avoir compris ce que signifie « fraternisation » et ce qui différencie ce type d’action d’une « négociation de paix ». Ils devront de plus établir une relation entre ces deux notions, ce qui est d’autant moins évident que le texte mentionne les négociations de paix en premier lieu.

2)  A la lecture du texte ci-dessus, proposez une explication au fait que Dzevaltovski ait été traduit devant un tribunal militaire en 1917.

Cette question permet d’attirer l’attention des élèves sur la question des rapports de force et de leur évolution dans une situation de double pouvoir ainsi que sur le caractère violent d’une telle situation.

3)  En quoi ce texte illustre-t-il la situation de double pouvoir qui exista en Russie entre février et octobre 1917 ?

Cette question permet d’évaluer l’appropriation par les élèves du concept de double pouvoir.

 

(2)   Rédaction et lecture comparée d’« articles de presse » 

(durée totale : 80 minutes) 

En classe, par groupes de deux, les élèves rédigent un « article de presse » d’au moins une page, dont le titre imposé est : « Situation de double pouvoir à … [suit le nom de l’école de ces élèves] » (durée : 40 minutes). L’article devra décrire les événements ayant conduit à la situation de double pouvoir, ce qui s’est passé durant la période de double pouvoir et la sortie de cette situation.
Relevés par le professeur, les « articles » sont évalués (annotés et notés) par lui pour le cours suivant.
En groupe-classe, lecture comparée permettant une évaluation collective des productions (durée : 40 minutes).

Cette étape du travail permet d’approfondir encore la compréhension des concepts de situation révolutionnaire, et de pouvoir politique.
Demander aux élèves d’imaginer une situation de double pouvoir dans un lieu qui leur est, à tous, aussi familier que leur école se révèle, à l’usage, extrêmement productif. Comme ils réfléchissent à partir d’un contexte connu et même vécu, donc qui les concerne, cet exercice est particulièrement motivant. Ils introduisent d’ailleurs presque toujours dans leurs productions des problèmes desquels ils sont partie prenante. Cette activité est donc l’occasion de rendre beaucoup plus concrète pour eux la question du pouvoir, de son partage, de ses enjeux. Le travail par deux puis en groupe-classe fait aussi apparaître et se confronter les représentations que les élèves se font des mécanismes de prises de décision dans la mini-société que constitue leur école. S’ils ont la chance de vivre dans un établissement scolaire où des mécanismes de participation (délégués de classe élus, conseil de délégués, conseil de participation réunissant des représentants élus des différents partenaires de la communauté éducative, …) impliquent effectivement les élèves et fonctionnent de manière satisfaisante, l’exercice s’avérera encore plus intéressant en rapport avec l’objectif central du cours d’histoire, l’éducation à la citoyenneté active et critique.

 

Dans un contexte scolaire où la tradition des notations chiffrées garde toute son importance, il s’avère intéressant d’utiliser un tel type de note dans le cadre d’un moment d’évaluation formative, à condition bien sûr qu’elle ne soit pas sanctionnante[1]. Recevant leur production annotée et notée, les élèves ne manquent pas de s’interroger et souvent d’interroger leur professeur, sur ce qui justifie la note attribuée. C’est l’occasion pour le professeur de mener un débat contradictoire au sein du groupe-classe autour du degré des pertinences des réponses fournies… et donc, au-delà du diagnostic, de permettre aux élèves d’avancer dans la compréhension des concepts concernés.

[1] A propos de la notation chiffrée des productions des élèves réalisées dans le cadre des apprentissages, lire dans « Enseigner l’histoire aux adolescents », op. cit., le chapitre « Questions d’évaluations »(pp. 91 à 99).

 

 

 

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