Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

 Par Rémy Janneau

Cet article analyse l’évolution de la manière dont les manuels d’histoire utilisés dans les écoles secondaires françaises traitent de la Révolution russe de 1917, des années 1950 à nos jours. 

 L’enseignement de l’histoire n’a jamais été neutre. Le Malet et Isaac, en usage jusqu’à la fin des années 50, faisait  de la révolution russe un accident de l’Histoire et du régime qui en était issu un contre-modèle politique. A partir des années 60, dans le contexte de la « coexistence pacifique », Octobre devint l’aube d’un « monde socialiste»[1], peu conforme, certes, aux valeurs de l’Occident, mais légitimé par la victoire de l’URSS sur le nazisme et par la puissance d’un « bloc » dont il fallait bien s’accommoder. Au demeurant, dans les manuels de cette époque, les faits étaient exposés de manière détaillée, dans des chapitres de plusieurs pages denses et bien structurés. L’élève pouvait y acquérir de solides connaissances et, un bon cours aidant, nourrir sa propre réflexion.

L’histoire à l’heure du Livre noir du communisme

 Les années 90 sont marquées par une rupture totale avec cette histoire qui, sans être objective, avait au moins le mérite d’exposer les faits. Dans la foulée de la chute du Mur de Berlin puis du Livre noir du communisme[2], le bolchevisme devint une entreprise totalitaire de même nature que le nazisme[3]. Des documents savamment agencés remplaçant l’exposé des faits, la suggestion éclipsant l’explication, la franche propagande se substituait à l’histoire. Dans les programmes de 2002, la révolution russe se noyait, de surcroît,  dans les conséquences de la Première guerre mondiale. On pouvait avoir l’impression de toucher le fond. Avec les programmes de 2019, on perce la roche-mère.

La perspective reste globalement la même: en Terminales, peu de changement, l’URSS sera présentée comme un régime totalitaire (ce qui n’est pas faux) assimilé à l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne (ce qui est scandaleux). C’est au niveau des programmes de 1ère qu’un nouveau cap est franchi: la « désintégration de l’Empire russe » n’est plus qu’une « phase » de la Première guerre mondiale ; « la guerre civile en Russie » s’inscrit, deux chapitres plus loin, dans le « bilan humain et matériel de la guerre » entre « les traités de paix » et «les enjeux de mémoire ». Le mot révolution lui-même disparaît.

Les manuels sont scrupuleusement conformes aux prescriptions des programmes. L’URSS est traitée en Terminales dans le chapitre consacré aux régimes totalitaires, avec l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie. La genèse de chacune des dictatures est rappelée en trois brefs paragraphes dont les sous-titres font parfois  plus que suggérer la parenté des trois régimes: « un coup d’Etat en Russie », « un coup de force en Italie », « Hitler s’impose comme le seul recours en Allemagne » [4]. Les caractéristiques de ces régimes sont ensuite abordées suivant un plan thématique (le culte du chef, l’embrigadement de la jeunesse, l’encadrement des sociétés, la terreur de masse…) qui estompe très vite les différences de « fondements idéologiques » par ailleurs admises. Rien de bien nouveau si ce n’est que l’apport de savoirs factuels est de plus en plus mince.

Une révolution introuvable

Ce que l’on appelait jadis la révolution russe, en revanche, est effleuré en 1ère, exclusivement sous l’angle de la « défaillance russe » de 1917 puis, avec la guerre civile,  comme l’un des facteurs de la « brutalisation » des sociétés. Faits et documents sont convoqués suivant ce que l’on veut démontrer.

Le premier thème est bien résumé par le sous-titre du manuel Nathan[5] : « pourquoi la Russie se retire-t-elle du conflit ? », question à laquelle deux documents sont censés apporter des réponses: une photo de manifestation à Petrograd et un discours de Lénine exhortant les soldats à « sortir de cette guerre effroyable ». Même articulation dans le Magnard[6], où « La désintégration de l’Empire russe » tient également en deux documents : une photo de soldats mutinés et un assemblage d’extraits d’un discours de Lénine en faveur d’une paix séparée. Le cours se résume à un tiers de colonne qui aurait fait rougir les auteurs d’un manuel de 3ème des années 80. Non seulement les connaissances, condition sine qua non d’une approche sérieuse voire critique des documents, font cruellement défaut mais les questions posées à l’élève orientent sa réflexion uniquement vers l’incapacité des régimes successifs à continuer la guerre. Un peu plus généreux en matière de documents, le manuel Hachette[7], établit une continuité entre le mémoire adressé le 4 septembre 1915 à Nicolas II par un groupe de députés inquiets de l’état de l’armée russe et un texte de Lénine justifiant la paix de Brest-Litovsk. Les consignes induisent clairement, là encore, les conclusions: « montrer que la situation de la Russie ne cesse de se dégrader entre septembre 1915 et janvier 1918 » ; « relevez dans les deux documents les éléments montrant que les régimes politiques successifs sont incapables de mener la guerre »[8]. Les deux pages de documents, plus variés il est vrai, du manuel Hatier[9] (extraits des Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, d’un éditorial du journaliste Etienne Fourniol dans le Petit journal, décrets de novembre sur la paix et sur la terre) contribuent tout autant à réduire la révolution russe à ses incidences dans le déroulement de la guerre.

Deuxième thème auquel se résume la révolution russe : la guerre civile, évoquée, de manière totalement séparée de la « désintégration de l’Empire », une cinquantaine de  pages plus loin dans certains manuels. Son caractère implacable est souligné – fausse objectivité oblige – par l’opposition de documents décrivant les atrocités des deux camps : dans le Nathan, un article de Lénine invitant, dans la Pravda du 11 août 1918, les bolcheviks à « pendre pas moins de 100 koulaks richards buveurs de sang connus […] de façon à ce qu’à des centaines de lieues à la ronde les gens voient, tremblent…», des récits de témoins d’un pogrom perpétré par les nationalistes ukrainiens et un extrait des Réprouvés d’Ernst Von Salomon relatant les atrocités des corps francs en Lettonie, dans le Hatier un extrait du Docteur Jivago décrivant les atrocités des Blancs et un décret de Commissaires du peuple ordonnant d’ouvrir des camps de concentration, sans qu’il soit précisé, bien évidemment, que ce terme n’a pas alors le sens qu’il acquerra par la suite ni que les bolcheviks n’en sont pas les inventeurs. Le même manuel ramène, de surcroît,  cette guerre civile aux dimensions d’un événement prétexte, à l’origine du passeport Nansen[10], conçu en 1921 pour protéger les réfugiés apatrides.

Quid des causes de cette guerre inexpiable, de son déroulement et de ses protagonistes ? L’indigence du contenu laisse proprement pantois.

La machine à décerveler

 L’épaisseur des chapitres raconte à sa manière l’évolution de l’enseignement d’une discipline. En 1965, le Bouillon-Sorlin-Rudel (Le monde contemporain), par ailleurs justiciable de bien des critiques, traitait la révolution russe en 10 pages d’un texte serré et solidement structuré auquel s’ajoutait encore, en fin de volume, un dossier documentaire. En 1988, le manuel Nathan du très libéral Jacques Marseille[11] lui en consacrait 12 associant étroitement un cours plus synthétique à une documentation très riche. En 2019, le même éditeur lui consent 3 pages de documents noyées quelque part dans les 80 pages consacrées à la Première Guerre mondiale. Mention spéciale à Le livrescolaire.fr[12]  qui sous le sous-titre « Les révolutions russes: la fin de la guerre à l’Est »  consacre 8 lignes aux révolutions de février et d’octobre (page 268) et – 50 pages plus loin ! – deux minuscules paragraphes à la guerre civile. En tout et pour tout, deux documents sont proposés à l’élève: un appel du soviet de Petrograd à la population de Russie en date du 28 février/13 mars 1917, page 269, et un tableau montrant l’exécution des vingt-six commissaires de Bakou… page 321.

L’étude de documents ne vaut que par la capacité de l’élève à les exploiter, ce qui suppose l’acquisition de connaissances qui ont totalement disparu des nouveaux manuels.  La révolution russe, comme processus social et politique, ses grands acteurs, partis et leaders, passent à la trappe. Lénine et Trotsky ont généralement droit à une photo et à une courte notice biographique mais exit Milioukov et les Cadets, les socialistes révolutionnaires, les mencheviks, la plupart des dirigeants bolcheviks, même Kérenski, sans parler de Makhno… Pas un mot des événements survenus entre Février et Octobre. La plupart des manuels fournissent la définition d’un soviet sans jamais rappeler quel rôle ils ont joué. Les masses n’apparaissent guère que sous l’uniforme du déserteur. Les faits dans leur épaisseur et dans leur chronologie sont purement et simplement effacés de l’Histoire. La révolution russe n’a pas eu lieu.

Aux savoirs factuels se substitue le message insidieusement distillé par les documents. Les pourfendeurs de « l’encyclopédisme » jugeront sans doute que tout cela suffit bien. Une approche aussi sommaire autorise-t-elle cependant une réflexion sérieuse sur l’histoire du XXe siècle ? Qu’il nous soit permis d’en douter.

Le 27 janvier 2021

[1] – J. Bouillon, P. Sorlin, J. Rudel – Le monde contemporain – Cours d’Histoire Louis Girard – Bordas – 1965 – Page 341.
[2] – Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margollin – Le livre noir du communisme. Crimes, terreur et répression – Robert Laffont – 1997.
[3] – Voir Odile Dauphin et Rémy Janneau – La révolution russe vue par les manuels scolaires – Cahiers du Mouvement Ouvrier – Numéros 75 (juillet-août-septembre 2017) et 77 (janvier-février-mars 2018).
[4] -Nathan – Terminales – 2020 – Page 58.
[5] – Nathan – 1ère – 2019 – Page 262.
[6] – Magnard – 1ère – 2019 – Page 273.
[7] – Hachette 1ère – 2019 – pages 264-265.
[8] – Hachette – 1ère – 2019 – Pages 264-265.
[9] – Hatier – 1ère –2019 –  Page 292.
[10] – Fridtjof Nansen (1861-1930) : haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations.
[11] – Nathan – Direction Jacques Marseille – 1ère  (programmes de 1988).
[12] – Lelivrescolaire.fr – 1ère – 2019 – pages 268 et 320.

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