Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

Bonjour,

J’enseigne l’histoire et sa didactique aux futurs instituteurs de l’enseignement maternel et primaire à la HERS de Virton depuis 2003. Je m’inquiète vivement de la proposition du Pacte de supprimer les cours d’éveil, et donc d’éveil historique, en première et deuxième années primaires, au profit d’un recentrage des apprentissages sur les maths et le français.

Dans le cadre de mes enseignements en didactique de l’éveil historique, j’ai toujours placé un focal particulier sur le cycle II. Tout d’abord, parce que c’est à ce niveau que les référentiels officiels prévoient, à juste titre, que se construisent les premiers apprentissages en matière de structuration temporelle, mais aussi parce que pour avoir conduit et expérimenté personnellement plusieurs projets autour de l’exploration du temps passé avec la collaboration d’enseignants au cycle II, j’ai pris la mesure des bienfaits pédagogiques mais aussi psychologiques, d’une sensibilisation au passé éloigné et même très éloigné, chez les jeunes apprenants, dès la 3e maternelle.

Partir à la découverte du temps passé, c’est porter son attention vers ceux qui ne sont plus et c’est développer des habiletés en matière de décentration et faire la découverte de l’altérité. C’est aussi développer des habiletés mentales dans la capacité à se représenter le réel qui n’est pas directement visible, c’est affiner des fonctions cognitives de premier plan (observer, décrire, comparer, catégoriser) et cela peut même être un support intéressant pour exercer les fonctions exécutives telles que l’attention et l’inhibition, dont le défaut, observé chez un nombre croissant d’élèves, entrave gravement les apprentissages. Enfin, c’est se retrouver autour d’un savoir commun qui permet de faire des liens entre les connaissances, d’échanger des idées, de débattre, en mettant en oeuvre des pratiques langagières élaborées, précises.

Bref, c’est apprendre à penser et il n’est jamais trop tôt pour commencer. Oui, les enfants de 5 ans pensent si on leur donne les outils pour le faire et l’histoire est, à cet égard, un outil merveilleux. Mais, plus grave encore, priver les jeunes enfants de la connaissance du temps passé revient à priver, leur imagination, d’une exceptionnelle surface d’expression; or, on sait que l’imagination est un puissant levier des apprentissages. C’est aussi tout simplement refermer la porte sur une source perpétuelle de questionnement et d’émerveillement auquel l’école a le devoir de répondre sous peine, une fois encore de voir les médias s’en charger avec les risques de raccourcis, de stéréotypisation et de récupération que l’on sait.

Je ne vais pas m’étendre davantage; il me tenait simplement à coeur de rappeler que l’enseignement de l’histoire ne commence pas avec l’entrée dans le secondaire. Certes, ce qui se fait en la matière à l’école primaire est loin d’être parfait: les instituteurs ne sont pas des historiens et les quelques 60 heures de formation réservés à cette discipline dans la grille de cours de la formation initiale ne permettent pas de faire des miracles. Toutefois, des initiatives intéressantes sont prises par bien des enseignants dans ce domaine et des projets porteurs et structurants sont menés qui rencontrent à chaque fois un intérêt vif et enthousiaste de la part des enfants.

Par ailleurs, faire commencer plus tard l’enseignement de l’histoire, c’est passer à côté d’une fenêtre d’apprentissage (5-8 ans) dont les sciences cognitives démontrent aujourd’hui qu’elle est déterminante dans l’acquisition des habiletés mentales qui sont au coeur de la pensée historienne: élaborer des représentations, conceptualiser (oui, on peut déjà conceptualiser à 5 ans!), se décentrer.

Je sais que la sphère d’action d’ »Histoire et Enseignement » est le secondaire. Mais, défendre l’enseignement de l’histoire dans le secondaire ne peut se dispenser d’une vue d’ensemble de ce qui se fait en amont. Supprimer l’éveil, et donc l’éveil historique, au début du primaire revient à porter une atteinte grave à l’enseignement de notre discipline qui aura des conséquences insoupçonnées dont les enseignants du secondaire feront les frais.  A une époque où l’on cherche déjà à la diluer parmi d’autres (et croyez-moi, je suis favorable à l’interdisciplinarité) et où les enseignants du secondaire se plaignent amèrement de la pauvreté  du bagage historique de leurs élèves -ce que je vérifie chaque année lorsque je teste les connaissances de mes bac 1-,  mais aussi de leur difficulté à comprendre les événements historiques dans leur temporalité, il me semble essentiel de la défendre à tous les niveaux. Sans quoi, je crains que le pire ne soit à venir non tant pour notre discipline que pour la société toute entière.

Je vous remercie de m’avoir lue jusqu’au bout. J’espère que vous comprendrez ma démarche,

Cordialement,
Sandra Hennay
Docteur en Histoire (Ulg)
Maître-assistante en Histoire
Haute Ecole Robert Schuman, Virton.

Categories: Débats

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