Histoire & Enseignement

l'Association Belge des Professeurs d’Histoire d’Expression Française

Le« Pacte scolaire » accorde des subsides conséquents à l’enseignement libre – qui scolarise quasiment la moitié des élèves belges – mais l’oblige à employer des enseignants dûment diplômés et à accepter le contrôle de ses programmes.
L’enseignement religieux a confectionné ses propres programmes d’histoire avec une chronologie différente de celle de l’enseignement officiel. Dans les écoles catholiques francophones par exemple, le cours d’histoire proprement dit ne commence qu’à l’âge de 14 ans alors qu’il commence deux ans plus tôt dans l’enseignement officiel. Jean-Louis Jadoulle, alors chargé de la didactique de l’histoire à l’Université catholique de Louvain a donc été à l’origine de manuels d’histoire à l’usage de l’enseignement secondaire catholique francophone ..
Attrayants et bien illustrés, les manuels catholiques francophones ont, dans un premier temps, été achetés « en douce » par des enseignants du réseau officiel qui les ont imposés dans leurs classes. Mais un malaise persistait car il ne s’agissait pas de manuels « laïques » et certains enseignants, directeurs ou parents d’élèves protestaient contre leur utilisation dans l’enseignement officiel.

« Futurhist » et les autres manuels

L’auteur et son éditeur ont donc réalisé un manuel à l’usage des écoles officielles . Nous analyserons ici le manuel de 3e (élèves de 14-15 ans) qui porte sur l’antiquité et le moyen-âge.
Les enseignants choisis pour procéder à ce « lifting » restent essentiellement des professeurs de l’enseignement secondaire catholique (au nombre de 10), auxquels ont été ajoutés 3 enseignants occupés dans des écoles officielles et, parmi les conseillers scientifiques catholiques, deux spécialistes de la Mésopotamie et de l’Égypte, professeurs à l’Université Libre de Bruxelles , réputée composée de libres-penseurs.
Le Ministre-président de la Communauté française, professeur honoraire, lui aussi à l’ULB , figure comme co-directeur de cette nouvelle édition, ce qui est de nature à rassurer les laïques car il n’a jamais manqué de se présenter comme laïque et franc-maçon.
Le manuel a rapidement été adopté par la plupart des écoles officielles. Ce succès est dû tant à sa belle présentation qu’à l’absence de réelle concurrence.
Le manuel réalisé récemment par une ancienne inspectrice d’histoire est plutôt un « Précis » de ce qu’il est bon de savoir, tandis que le manuel sur l’histoire des femmes et des hommes n’a pas la prétention de se substituer aux autres manuels mais se veut un complément aux manuels existants qui négligent l’aspect genré de l’histoire .

La place des religions dans le manuel Antiquité / Moyen âge

Le manuel « Futurhist » est divisé de manière assez complexe entre des parties :
– Héritages (liées à l’actualité)
– Documents (livrés bruts)
– Repères (qui sont la matière à connaître),
sans compter l’approche patrimoniale de thèmes religieux comme par exemple la cathédrale de Bruxelles ou l’abbaye de Villers-la-Ville dont le plan occupe une page.
Sur un total de 318 pages, j’ai analysé 23 séquences consacrées à des sujets religieux, à l’intérieur de ces diverses divisions. Ces séquences ayant entre deux et quatre pages, on peut estimer qu’un quart du manuel aborde des thèmes religieux. Je propose ici quelques observations que m’inspirent ces pages avant de suggérer des leçons stimulant davantage l’esprit critique.
Je me limite au manuel de l’élève et n’envisage pas le livre du maître qui l’accompagne (sous forme papier et DVD).

L’aspect laïque du manuel apparaît dans le choix de certains documents qui accordent – fait rare – une place aux athées et agnostiques. Ainsi une des séquences « Héritages » intitulée « Raison, foi et divination aujourd’hui » ne manque pas de signaler qu’En Belgique, seulement la moitié de la population pense qu’il existe un dieu et livre le témoignage d’une étudiante en psychologie de 22 ans, élevée dans la religion catholique mais qui s’en est détachée pour rejoindre ceux qui n’appartiennent plus à aucune religion . Plus loin, une caricature de Kroll montre un dieu bien embarrassé pour choisir une religion, des statistiques font apparaître l’effondrement de la pratique religieuse catholique en Belgique et la montée parallèle du pourcentage de ceux qui ne se rattachent à aucune religion. Un autre témoignage d’une femme issue d’une famille catholique et pratiquante évoque son glissement vers l’athéisme. Elle y déclare : Dieu n’existe pas : c’est une création de l’esprit qui permet aux croyants de supporter les difficultés de la vie. […] L’humain est au centre de mes préoccupations. Pas Dieu ! Il n’y a pas de place pour lui dans ma vie .
Les notions d’agnosticisme, athéisme et laïcité sont précisées de même que les différentes formes de christianisme.

Une autre séquence de la partie « Héritages » lie le sens actuel des croisades, de Saladin ou de Poitiers, à leur réalité historique. On peut donc évaluer ce que font de ces faits ou personnages du passé la charte du Hamas, l’extrême-droite française, Saddam Hussein ou encore quel en est le sens actuel pour les musulmans selon Amin Maalouf ou Maxime Rodinson .
La Bible est confrontée, dans les pages « Repères-Traces » du manuel, aux apports de l’archéologie. Ainsi « Futurhist » ne cache pas que L’Exode n’est pas attestée par l’Histoire (aucune trace dans les archives égyptiennes) ni par l’archéologie (aucune trace dans le désert du Sinaï). De même le manuel met en doute la version biblique de la conquête de Canaan au XIIIe siècle avant J.C. par les Hébreux : de nombreuses villes citées n’existaient pas encore au XIIIe siècle avant J.C. ou étaient déjà abandonnées, comme Jéricho, depuis plusieurs siècles .

Les documents sur la naissance du christianisme s’étendent sur la persécution des chrétiens mais peu sur la violence de l’éradication par les chrétiens des cultes précédents .
Le chapitre sur la naissance du christianisme s’intitule dans la partie « Repères », Des persécutions à la reconnaissance officielle mais aurait eu avantage à s’intituler De persécutés à persécuteurs pour prendre en compte ce recours des chrétiens à la violence contre les personnes, les statues, les symboles et les lieux de culte romains. Par ailleurs l’hypothèse de l’inexistence d’un Jésus historique est rapidement écartée sans tenir compte des interpolations introduites dans le texte de Flavius Josèphe . Rien n’apparaît dans le manuel sur les résistances à la christianisation, de la part notamment des « derniers païens » pourtant objets d’études sérieuses, accessibles et en français.

Les monastères semblent, à la lecture du manuel, des lieux égalitaires et vertueux. Ne pouvait-on pas nuancer cette image théorique et idyllique en évoquant tout ce qui sépare les convers qui se consacraient aux travaux manuels, et l’occupant du palais abbatial… ?
L’Eglise apparaît essentiellement à travers le manuel comme une institution bienfaisante, de paix, de justice, s’attaquant aux usuriers et commerçants malhonnêtes même si l’Inquisition fait l’objet de deux pages dans la rubrique « En savoir plus » .

Si aucune religion non abrahamique n’est abordée dans le manuel, l’orthodoxie et bien sûr l’Islam y ont cependant leur place. La présentation de l’empire byzantin avec son empereur de droit divin, la guerre liée au culte des images et ses missions vers les Slaves est classique. Elle n’élude pas le sac de Constantinople par les croisés en 1204 et un tableau récapitule les divergences dogmatiques, liturgiques, politiques ou de discipline ecclésiastique qui séparent les chrétiens d’Occident et les « orthodoxes » .

La présentation de l’Islam est plus surprenante.
Contrairement à ce que Béatrice Mabilon-Bonfils et Francis Durpaire ont relevé comme termes négatifs et associations d’idées inquiétantes concernant le traitement de l’islam dans les manuels scolaires français , le manuel « Futurhist » peut pêcher par un excès contraire.
Alors que les religions précédemment décrites le sont de manière assez critique, le chapitre intitulé « Naissance de l’Islam » fait usage du seul indicatif présent. Ainsi les événements de la vie de Mahomet semblent tous avérés : il est recueilli par son grand-père, il a une vision, il entend l’ange Gabriel etc. Le Coran est la parole d’Allah dictée par Gabriel en langue arabe à Mahomet . Le conditionnel n’est plus ici de rigueur. Est-ce pour ne pas déplaire aux élèves musulmans et ne pas mettre en difficulté le professeur d’histoire ?
Il aurait pourtant été simple de précéder ces phrases de formules telles que « Pour les musulmans… » ou « Selon la tradition musulmane… » qui auraient relativisé la portée de ces affirmations.
Le manuel décrit sans commentaires le rituel de la prière musulmane, définit les termes de chiites et sunnites et qualifie l’expansion musulmane de « prodigieuse », sans parler de son caractère coercitif ni des résistances locales contre l’Islam. L’héritage scientifique des Arabes est énuméré. Le seul bémol à ces séquences de leçons qui présentent l’Islam de façon unilatéralement positive, est sans doute l’évocation de la traite des esclaves qu’ils ont organisée .
Les affrontements entre chrétiens et musulmans sont évoqués dans les séquences de leçons consacrées aux croisades et à la Reconquista . Les textes arabes et chrétiens sont présentés simultanément. Le manuel évoque la possibilité de dialogues entre les deux adversaires (?) mais signale que Richard Cœur de Lion fait égorger près de 3.000 prisonniers musulmans alors que le sultan – le visage radieux – fait décapiter des centaines de prisonniers infidèles.
Pour la Reconquista on a, par contre, l’impression d’un certain parti pris des auteurs du manuel en faveur des chrétiens. On y parle de la domination musulmane, des chrétiens qui luttent pour leur survie et récupèrent la péninsule ibérique afin d’y restaurer leur pouvoir .
Selon la mode historique d’il y a quelques années, la séquence insiste sur les contacts culturels positifs entre les tenants des diverses religions qui peuvent se rencontrer dans l’Espagne musulmane. Mais le manuel précise à juste titre que cette coexistence des trois cultures (chrétienne, juive et musulmane) n’est pas toujours pacifique . Il ne s’emballe donc pas pour le mythe d’un « vivre ensemble » harmonieux, qui serait un modèle à suivre aujourd’hui…

L’utilité d’un projet plus critique

« Futurhist » est loin d’être un mauvais manuel. On peut lui reprocher son européocentrisme (mais c’est aussi celui du programme), des termes non expliqués ou des « sources » souvent de seconde ou de troisième main, provenant parfois d’autres manuels scolaires . On peut aussi remarquer que ce manuel ne traite pas toutes les religions sur le même pied. Pour les polythéistes il est question de leurs mythes, un terme qui n’est aucunement utilisé lorsqu’il s’agit des récits fondateurs des monothéismes. Lorsqu’il s’agit de religions polythéistes le manuel voit leurs rites comme une manière de se concilier les dieux, d’éviter leur colère. Pourquoi cette explication n’est-elle pas proposée pour les prières propitiatoires des monothéistes ? La procession catholique des Rogations n’a-t-elle pas absolument le même but que les « robigalia » romaines qui devaient protéger les récoltes de céréales à venir ? Pourquoi présenter les croyances de l’islam comme des certitudes avérées ? Pourquoi ne pas parler des influences juives et chrétiennes sur l’enseignement de Mahomet ?
Mais le principal reproche qu’on puisse faire à « Futurhist » par rapport à son traitement des religions est de ne pas répondre vraiment à toutes les exigences d’un cours d’histoire actuel. S’il est respectueux de « l’Autre », il stimule peu l’esprit critique des élèves. Or cette formation est une obligation de l’école définie tant sur le plan local qu’au plan européen. Le Conseil de l’Europe dans une recommandation datant de 2005 précisait en effet que : L’école est un élément majeur de l’éducation, de la formation de l’esprit critique. Cet esprit critique – et la mise à distance de ses propres convictions – sont stimulés par la confrontation systématique de documents contradictoires obligeant l’élève à s’interroger sur la valeur des témoignages et à se forger son propre point de vue, sur base de réflexions étayées. Cette confrontation systématique ne doit pas être réservée à des sujets éloignés dans le temps et aseptisés mais s’appliquer aussi aux sujets brûlants tels que les sujets religieux. Or cette confrontation des sources est absente de « Futurhist », surtout pour les sujets « délicats ».
Je propose donc un projet plus radical pour aborder en classe d’histoire les faits religieux, non seulement avec tolérance mais sans abandonner l’esprit critique.

Anne Morelli

Categories: Belgique, Débats

Laisser un commentaire